Corps à corps
Alain Damasio, dans son dernier ouvrage "Vallée du silicium", explore un nouveau champ de bataille : celui du corps des humains, disrupté par la vision technologique de la Silicon Valley
Mardi soir sur la terre et nouvelle édition ! Bienvenue aux nouveaux abonné(e)s, nous sommes désormais plus de 1200 par ici (et vous pouvez lire cette lettre en anglais par là).
Si l’on veut comprendre les réseaux sociaux - des gens qui interagissent avec d’autres gens, volontairement ou non par le biais d’une technologie - il faut désormais se pencher sérieusement sur la physicalité de leurs membres. Le corps est un enjeu tant d’un point de vue de ses représentations que des activités sociales, et même du patrimoine qui sera transmis à terme. Encore !
Alain Damasio, dans son dernier ouvrage Vallée du silicium, décrit l’impact de la technologie sur le rapport au corps et partant sur nos relations humaines. Un éclairage percutant pour comprendre le monde dans lequel nous entrons.
Les quatre corps de Damasio
Pour l’auteur, le “corps premier” est celui vécu, qui ressent, qui est fait de bactéries, de sang. “Il fait corps avec notre esprit, notre cerveau, nos centres du langage”. Ce corps est celui de l’immédiat, du sensitif. Il tombe malade, il peut se sentir fatigué. Il vieillit aussi. Ce corps serait de plus en plus désinvesti en tant que concept. Dans son Essai sur l’Histoire de la Mort en Occident, Philippe Ariès dévoilait déjà comment on était passé progressivement de la mort familière, ou « apprivoisée » au Moyen Âge, à la mort “interdite”, véritable tabou dans les sociétés contemporaines. La technologie et la Silicon Valley rendraient donc encore plus inacceptable ce corps en déperdition. Une vision qui fait écho avec les discours plus que controversés de figures comme Bryan Johnson ou avec les investissements énormes dans des startups promettant une forme de vie éternelle.
Le “raccorps” est le corps qui est monitoré, interfacé pour Alain Damasio. “Il est décroché de soi pour venir servir d’enveloppe ou de combinaison isotherme par-dessus le premier corps, une sorte de burqa numérique”. Corps-interface, si on veut le sentir de nouveau, il faut le mesurer. Une montre connectée va nous dire comment nous avons dormi. C’est le device qui permet à la personne de se réapproprier son corps. Nous perdons une forme de perception directe. “C’est la technologie qui s’incorpore et c’est le corps qu’on sollicite pour pouvoir simuler la réalité autour de lui”. Le Vision Pro d’Apple joue avec les capacités synesthésiques de notre cerveau. Par artifice, nous allons développer de nouvelles incarnations de nos êtres. Tant à la fois augmentées (être en mesure de voler au-dessus d’une forêt faite en lignes de code) et restreintes (trébucher dans son salon et ne pas sentir l’odeur des arbres ou de l’air). Ce raccorps pose d’énormes questions de société, notamment sur les activités qui sont désormais très intermédiées (le travail, la rencontre amoureuse…). Ou même l’évaluation que nous faisons des autres humains (en Chine, le “social credit” est déjà en place).
Le“décorps”. Fruit de quatre siècles de société hygiéniste, “chair et flair ont fui la matière pour (…) la lumière des fibres optiques”. Le but de ce décorps : laisser intact le corps premier, le sanctifier. Quite à l’abandonner totalement au profit d’une vie audiovisualisée en somme.
A contrario, l’ “accorps” est la résistance de notre corps - et d’une certaine façon de notre humanité - à l’impact pervasif de la technologie dans nos vies. “Il insiste oui, le vif, en nous. Par le désir, par la colère, par la souffrance”. Un chaos qui rejette la perfusion technologique et qui conduit pour Damasio à ramener le vivant, le viscéral, bref un humain avec ses passions, ses erreurs, ses écueils.
L’humain en veut encore
La lecture d’Alain Damasio est fascinante (et absolument vitale pour comprendre les 20 prochaines années). Tandis qu’on ose à peine légiférer sur les fake news, et qu’on commence timidement à demander des comptes à TikTok & co, le marché est déjà en train de s’attaquer toujours plus en profondeur à des territoires sacrés : le biologique, les futurs possibles dès la naissance, le rapport à l’autre.
Pourtant, l’humain est en train de se rebeller et pas seulement grâce à ses passions tristes ou ses vices. L’“accorps”, pour reprendre le terme de Damasio, explose à différents égards, pour recréer du bien vivre. Quelques exemples en vrac :
Les Gen Z quittent les applications de rencontres et y retournent plus par défaut que par vrai enthousiasme. C’est sans doute le retour de la magie de la découverte. A Singapour, la scène Rave n’est pas seulement un lieu de liberté pour les sous-cultures mais également pour les familles comme les Kampong Kids. D’ailleurs, la première chose qui s’organise dans des régimes totalitaires, c’est la fête secrète, moment de lutte et de remise en coeur
En Chine, à l’occasion de Qingming (le “Jour du balayage des tombes”), la marque de cosmétiques DOCUMENTS a sorti un encensoir en forme de conque, qui joue avec le bruit de la mer ; un son qui se révèle quand on met un coquillage près de son oreille. Un souvenir d’enfance bien réel, bien tangible, qui connaît un succès énorme auprès des utilisateurs des réseaux sociaux chinois, entre un rituel non-technologique, un temps de méditation et de réflexion, et une possibilité si on le souhaite de partager cette expérience en ligne
Le bien-vivre est sans doute le meilleur contre-pouvoir à une technologie trop invasive. La vivance - la qualité ou l’état d’être en vie - a bien en son sein cette notion de qualifier le type d’existence que nous souhaitons mener avec la technologie.
Le chiffre de la semaine : 41%
Au Brésil, 41% des citoyens craignent une diminution des interactions humaines d’après le CX Trends 2024. Une vigilance toujours plus accrue sur ce qu’on perd vs ce qu’on gagne avec les usages numériques.
Les liens épatants
Chez DIRT (excellent ressource recommandée par
), on rappelle que les écrivains et les artistes se font décimer non pas d’abord par l’intelligence artificielle mais par une hausse des prix des loyers.Du côté de Nieman Reports, Vincent Bolloré est analysé ainsi que son impact sur le discours politique en France.
Bonne semaine ! Et n’hésitez pas à partager cette newsletter, à liker, à commenter, ou à continuer à m’envoyer des emails : ces notifications sont (toujours) une joie.