Internet n'est pas éternel : la mémoire comme enjeu, le curateur comme espoir
Les risque de perdre la mémoire et de voir des effets Mandela plus fréquents sont à portée de clics.
Mardi soir, c’est l’heure d’En Vivance. Le guide thématique a été mis à jour, et vous pouvez toujours vous procurer l’essai “Réseaux sociaux : une communauté de vie” chez votre libraire préféré.
Les archives numériques sont devenues un sujet majeur pour nos sociétés. À la croisée du droit, de la propriété intellectuelle, du politique, de la technologie et de l’intime, les intrications sont complexes. Une seule certitude cependant : la mémoire du web est tout sauf stable, permanente, éternelle ou sacrée.
Une seule certitude cependant : la mémoire du web est tout sauf stable, permanente, éternelle ou sacrée.
Les exemples récents se multiplient : aux États-Unis, le Museum of Classic Chicago Television, dont la mission est de favoriser la préservation des émissions ou autres publicités de la télévision de Chicago, a été menacé par un prestataire de Sony pour des questions de droits d’auteurs. Le projet, qui opère depuis 2007, est nourri justement par d’anciens du milieu de la télévision, qui cherche à tout prix à véhiculer l’esprit d’une époque, à organiser les traces d’une culture locale.
En avril dernier, Imgur - une plateforme très utilisée pour charger des images ensuite partagées sur de nombreux forums et réseaux sociaux - a annoncé enlever des contenus jugés obsolètes ou #NSFW. Comme souvent, ce qui semble louable - à savoir nettoyer une plateforme de contenus illicites, ou immoraux - se retrouve beaucoup plus problématique en pratique. Les critères restent troubles par faute de gouvernance claire et ne prennent pas en considération le travail parfois conséquent de membres.
La preuve, même YouTube est capable de voir ses outils détournés. L’affaire Jose Teran, est éloquente : l’accusé a prétendu posséder ou contrôler plus de 50 000 chansons, y compris certaines enregistrées par Daddy Yankee, ou même Julio Iglesias ! Sous le nom de MediaMuv, Jose Teran et son associé Batista Fernandez ont signé un contrat avec YouTube pour utiliser son système de gestion de contenu (CMS), que les détenteurs de droits utilisent pour revendiquer la propriété des droits d'auteur et les redevances qui en découlent.
La purge, démonstration de la fragilité du matériel publié en ligne.
Les plateformes usent très souvent de la “purge”, une technique aussi ancienne que les ordinateurs.
En clair, une décision radicale comme dans le cas d’Imgur où l’entreprise décide de changer ses conditions générales d’utilisation afin de subitement enlever des comptes, contenus ou données jugés obsolètes ou désormais illégales. Google a procédé de la sorte en mai 2023, en imposant que les comptes (personnels) inactifs depuis plus de 2 ans se verraient supprimés, ce qui inclut également l’outil de stockage Drive ou le bien connu Google Photos. L’article de blog recommande d’ailleurs d’avoir toujours un “plan de sauvegarde” au cas ou…Côté X, Elon Musk a usé à de multiples reprises de purges, que ce soit pour supprimer les liens vers son concurrent Mastodon : la purge est un privilège unilatéral, un acte politique qui prouve la fragilité de ce que nous publions en ligne à partir du moment où nous utilisons des services privés, et de notre faible disposition à archiver ou sauver ces contenus. Et qui peuvent conduire à des drames personnels. Le quotidien israélien Ha’aretz pose la question : “nos mémoires en ligne sont-elles menacées ?” au sujet de comptes Facebook supprimés du jour au lendemain alors qu’ils étaient un point d’ancrage et de souvenir pour les familles.
Le curateur, cet auteur utile et nuancé.
Pour le Journal du Luxe, j’avais pu mentionner des initiatives qui tentent de sauver la mémoire en ligne : Internet Archive, organisme à but non-lucratif consacré à l’archivage du web, tente avec sa fameuse Wayback machine de prendre des clichés de sites web. Néanmoins, le volume augmente de 20 téraoctets par mois (!) et nombreux sont les liens cassés ou tronqués. En France, la BnF s’est donnée comme mission d’assurer le dépôt légal de l’internet français, des archives consultables par tout chercheur accrédité. Et de nouveaux projets de sauvegarde du web se créent tous les jours.
Le curateur pourrait être un remède au risque d’amnésie d’Internet, afin de mettre du sens, du récit, de la perspective entre les milliards de signaux. Un sujet qui fait écho à Phèdre, le dialogue de Platon. Et notamment à un échange entre Theuth, dieu égyptien, inventeur, et Thamous, roi de la cité égyptienne de Thèbes, qui vient lui rappeler que l’invention de l’écrit n’est pas toujours garante d’un mieux collectif sans l’intervention du politique.
« ô Theuth, le plus grand maître ès arts, autre est celui qui peut engendrer un art, autre, celui qui peut juger quel est le lot de dommage et d’utilité pour ceux qui doivent s’en servir Et voilà maintenant que toi, qui es père de l’écriture, tu lui attribues, par complaisance, un pouvoir qui est le contraire de celui qu’elle possède. En effet, cet art produira l’oubli dans l’âme de ceux qui l’auront appris, parce qu’ils cesseront d’exercer leur mémoire : mettant, en effet, leur confiance dans l’écrit, c’est du dehors, grâce à des empreintes étrangères, et non du dedans, grâce à eux-mêmes, qu’ils feront acte de remémoration (…). Lors donc, que grâce à toi, ils auront entendu parler de beaucoup de choses, sans avoir reçu d’enseignement, ils sembleront avoir beaucoup de science, alors que, dans la plupart des cas, ils n’auront aucune science ; de plus, ils seront insupportables dans leur commerce, parce qu’ils seront devenus des semblants de savants, au lieu d’être des savants ».
Un rôle d’autant plus important alors que Wilma Bainbridge, professeure assistante au département de psychologie de l'Université de Chicago, met en garde contre l’ “Effet Mandela” un phénomène de mémoire où tout le monde semble avoir des souvenirs incorrects d'icônes populaires courantes. Un effet nommé en référence au fait que beaucoup de gens pensaient que Nelson Mandela était mort en détention. Et qui prend de l’ampleur à travers les réseaux sociaux.
“[L’effet Mandela] gagne vraiment en popularité sur Internet, sur des sites comme Reddit et TikTok. Et même si pour beaucoup de gens, c'est un petit jeu amusant auquel ils peuvent jouer, j'ai réalisé que c'est en réalité un effet très intéressant de la mémoire humaine qui n'avait pas été étudié expérimentalement auparavant”.
Wilma Bainbridge
Un véritable danger pour les démocraties à mesure que nous développons des relations parasociales, et que la plasticité du cerveau ouvre un nouveau rapport à ce qui est réel ou non.
Le curateur pourrait faire en sorte de corriger certains biais. Quand nous traitons des informations, nous avons tendance à les percevoir comme nous pensons qu’elles sont, plutôt que telles qu’elles sont réellement. Par ailleurs, le curateur pourrait s’affranchir de règles purement techniques pour tenter de développer de nouveaux critères, et faire ainsi jurisprudence dans a gouvernance des plateformes.
Nous nous trouvons finalement pris en tenaille : d’un côté, le citoyen peut se voir déposséder de son récit individuel, y compris à sa mort; de l’autre, les aspects de la mémoire qui devraient être conservés peuvent disparaître sans appel par la simple décision d’un business.
Le mot de la semaine : FOPO
L’acronyme “Fear of Other People’s Opinion” - la peur de l’opinion des autres - est une forme d’autocensure dans les réseaux sociaux. Une terminologie de Michael Gervais dans la Harvard Business Review qui insiste sur un héritage ancien sur notre besoin de conformité. Le FOPO est d’ailleurs un des leviers qu’utilisent les harceleurs ou autres trolls du monde entier pour faire plier les voix dissonantes, y compris dans le cas d’affaires judiciaire. Lire à ce sujet le thread de l’expert social media Matt Navarra sur X.
Les liens épatants
Avoir 13 ans. Une enquête passionnante du NY Times par
qui a suivi 3 adolescentes dans 3 états différents pendant plus d’un anComment mesure-t-on le succès d’un défilé de mode ? Une question à laquelle la journaliste Mayra Peralta m’a demandé de répondre pour Fashionista