In memoriam
Peut-on vraiment disparaître en paix des réseaux sociaux ? Le cas Stefanie Sun et l'intelligence artificielle nous invitent à repenser la question.
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C’est terrible à dire mais j’entre dans la décennie où la pyramide des âges fait son oeuvre ; les copains partis trop vite, les accidents. Ce qui n’était déjà pas si facile à vivre semble de plus en plus déroutant avec les réseaux sociaux.
Sur Facebook, les rappels des anniversaires de nos friends décédés ne semblent pas avoir de fin. Qui fait réellement l’effort de transformer un compte Facebook actif en compte de “commémoration” ? Et n’est-ce pas d’ailleurs réducteur en comparaison avec les millions de façons de vouloir se présenter in memoriam ?
Les profils à l’abandon ressemblent à s’y méprendre à ces tombes sans âge, où poussent les mauvaises herbes, et où parfois un message y est apposé. Idem pour les autres réseaux sociaux comme LinkedIn, où certaines incitations à féliciter une personne pour le temps passé dans une entreprise donnent des airs kafkaïens : vous êtes morts, mais pas totalement. Les réseaux veulent nous faire grandir avec eux, mais le décès semble évacué de l’expérience utilisateur.
Se faire oublier si on le désire n’est pas une sinécure dans les plateformes. Les démarches sont longues, contraignantes. Nous n’avons pas fait qu’offrir nos données : nous avons accepté qu’une partie de nos êtres ne puisse pas totalement s’effacer.
Les nouveaux développements technologiques sont même en train de forcer certains d’entre-nous à l’immortalité. Une communauté peut refuser votre mort - ou votre disparition publique - en jouant de la vivance et des contraintes physiques.
En Chine, la mandopop diva (contraction de chansons principalement chantées en mandarin standard et de pop) Stefanie Sun a vu ses fans décider de lancer à sa place de nouvelles chansons, en utilisant des techniques d’intelligence artificielle. Un codeur, Zheng, a par exemple entraîné un générateur de voix “deepfake” sur la base de 100 chansons de l’artiste, permettant ainsi de composer de nombreux morceaux en utilisant sa voix mais en ne demandant nullement son avis. Les solutions explosent, notamment sur GitHub, cassant la barrière à l’entrée technique pour de larges audiences. Notamment grâce au programme So-Vits-SVC, rendu populaire sur Bilibili et partagé sur GitHub. À tel point que les contenus créés par l’intelligence artificielle de Stefanie Sun sont désormais plus populaires que ses oeuvres originales sur certains réseaux sociaux.
"Mes fans... ont accepté que je sois devenue une chanteuse dépassée, reléguée dans l'oubli, tandis que mon personnage d'IA est l'objet de toutes les attentions actuellement."
Stefanie Sun
Des comptes avec des milliers de vidéos et chansons générées par intelligence artificielle explosent sur les réseaux. Posant donc la question du rapport au succès (est-ce qu’un artiste a pour mission de donner un matériau brut interprétable des milliards de fois ?), de la propriété d’une oeuvre et de ce qu’il en restera après le décès de l’auteur. Dans mon essai, j’évoquais qu’avec les réseaux sociaux nous avons d’abord créé des fictions de nous-mêmes — ou tout du moins accéléré le phénomène — et l’accélération des infrastructures techniques et technologiques peut amener à une nouvelle étape de cette fictionnalisation, proche d’une forme d’interfaçage des humains composés de nouvelles propriétés numériques et physiques.
Mais cette fiction a besoin d’être interrogée au prisme de la mort : une bonne histoire, c’est une intrigue, des acteurs ou des actrices, et des audiences. La vivance a remis en question nos récits individuels : ils sont traversés par les ramifications infinies des réseaux, les fonctionnalités technologiques, les phénomènes d’adhésion. En somme le contrat de lecture est réinventé. Les acteurs ou les actrices, on le voit, ont désormais des expressions hybrides : par exemple, plus besoin de l’humain à l’origine d’un contenu pour chanter si nous ne devenons qu’un matériau qui entre dans une machine. Quant aux audiences, elles se sentent investies, agissent comme les actionnaires de la réputation des acteurs ou actrices, de leurs vivances, voire même les dépossèdent si besoin comme lors d’une OPA hostile. Ce qui interroge sur notre héritage, sur la mémoire qui restera : nous sommes nés poussières, nous finirons morceaux de codes, à disposition de milliers d’inconnus ?
Il n’y a pas de chemin clairement défini ou de rapport moral clair. Dans le cas de l’artiste Plaaastic dont je parle dans mon livre, le schéma semble a priori plus noble. Ses fans continuent à créer des comptes dédiés à sa mémoire - tout du moins à la façon dont ils ont décidé de la construire - et de traduire ou prolonger son oeuvre. Mais sans droit de regard de sa famille ou d’anciens partenaires.
Et c’est sans doute là le monstre qui est en train de se créer : uploader certains traits de notre physicalité (la voix, l’image ?) et de notre esprit (des tournures de phrase, des façons de s’exprimer ?), et puis ne plus vraiment être nécessaire. Une galaxie de codes, d’algorithmes et d’ordinateurs nous donnant une nouvelle existence, au bénéfice d’une communauté.
C’est un monde parfait.
“L'inaccessible, une étoile meilleure
Trouver l'âme sœur au-dessus de l'ozone
Une branche éloignée
Un combustible, brûler nos pesanteurs
Vus d'ailleurs on est tous autochtones (c'est un monde parfait)
Humain de métier”
Un monde parfait - Les Innocents
L’acronyme de la semaine : TL;DR
C’est un acronyme qui commence à apparaître dans les messageries instantanées, au départ sur le ton de la blague, désormais vrai révélateur de notre problème d’attention.
En anglais, “Too Long; Did not Read” (trop long, pas lu en bon français) est entré dans les moeurs.
Vous le savez désormais.
Les liens épatants
Chez Reddit, on nous dit qu’on n’y comprend plus rien aux tendances.
Unit9 nous explique tout sur le Apple Vision Pro, premier ordinateur spatial. Espace, temps, espace-temps. La vivance vous dis-je
…à bientôt ! N’oubliez pas de partager, commenter, “liker” !
So many perfect sentences. I’m writing this in English because meaning is transversal.
“nous sommes nés poussières, nous finirons morceaux de codes, à disposition de milliers d’inconnus”
Dust to dust. In one way, AI is the ultimate transformation, the culmination of our preoccupation with preservation, immortality, transcendence, in another it is simply the inevitable conclusion of the loss of human connection.