Être soi, ensemble : une histoire d'AirPods et de bulles
Pour se sentir en vie, il serait peut être temps de recréer de la friction dans nos mondes connectés.
Mardi soir, c’est l’heure d’En Vivance. Cette semaine, on parle de bulle physique et de notre rapport à l’espace. Partagez cette newsletter, commentez !
L’avantage d’une communauté, c’est d’avoir des contributions qui poussent à la réflexion ! En commentaire à ma dernière newsletter (la voix, nouvelle frontière de l’extime),
développait un point de vue percutant à propos de l’idée de “bulle” quand nous interagissons avec nos smartphones, les écouteurs sur les oreilles.“Cette communication asynchrone et a-topique crée aussi une coupure avec l'environnement voisin, une desynchronisation”
Thomas Bucaille
La filter bubble qui se concentre sur l’information et l’isolement intellectuel et culturel, est un phénomène bien connu depuis l’ouvrage d’Eli Pariser. En très résumé, les plateformes enfermeraient les utilisateurs dans une immensité de contenus suggérés par les algorithmes, sur la base de nos actions préalables. Et pourraient renforcer nos biais en ne se voyant suggérer que ce que nous souhaiterions consommer à un instant T. Néanmoins, la dimension physique de la bulle est sans doute l’élément le plus passionnant - et inquiétant - de ces derniers mois.
De bulle informationnelle à bulle physique
Comme souvent, la publicité offre un marqueur d’une époque, une manifestation concrète d’un changement. Le film “Quiet the noise” (“apaisez le bruit”) d’Apple pour ses nouveaux AirPods Pro est en soi révélateur.
La vidéo publicitaire de 69 secondes présente une femme se promenant dans une ville animée. Les sources de ces sons - humains, objets - semblent défier les lois de la gravité, grâce à la technologie de réduction active du bruit des AirPods Pro (évidemment). Le parcours de l’héroïne à travers la ville va crescendo : les bruits sont de plus en plus forts et semblent projetés loin d’elle vers les nuages. Marteau-piqueur, fanfare, klaxons des voitures. Le seul moment où elle désactive ses AirPods, c’est pour acheter un smoothie, la seule interaction physique avec un autre humain à travers un acte de consommation. Avant de réactiver ses écouteurs, au son de "Where is my Mind?" reprise par Tkay Maidza, son sac en bandoulière, et le monde non pas à ses pieds mais dans le ciel. Sans que l'on sache finalement à quoi pense cette personne, comme si la promesse était de s’isoler des perturbations extérieures. Alors que ces perturbations peuvent être joyeuses !
Cette métaphore de 2023 est riche d’enseignements : on envoie tout en l’air mais on ne semble pas savoir à quoi rêver.
On envoie tout en l’air mais on ne semble pas savoir à quoi rêver.
D’après une étude de Wunderman-Thompson, 61% des personnes aux États-Unis et au Royaume-Uni sont d'accord pour dire que "la vie semble moins excitante qu'auparavant" et 73% disent qu'elles "veulent juste ressentir quelque chose, se sentir vivantes". Çà alors !
Il faut une destination, et un comptoir d’enregistrement
Alors que nous nous croisons comme des navires dans la nuit sur des espaces qui peuvent rester imperméables, le Pew Research Centre a mené de nombreux travaux sur le futur des espaces numériques et la démocratie. Zizi Papacharissi, de l'Université de l'Illinois-Chicago, livre une analyse pessimiste
"Nous entrons dans ces espaces [numériques] avec nos bagages - il n'y a pas de comptoir d'enregistrement en ligne où nous entrons et laissons ces bagages derrière nous. Ces bagages incluent la toxicité. La toxicité est une caractéristique humaine, pas un élément inhérent à la vie numérique. À moins que nous ne concevions des espaces pour interdire/exploiter et sélectionner contre la toxicité de manière explicite, nous ne verrons pas d'amélioration."
En filigrane, laisser les individus s’enregistrer sur des plateformes sans aucun “barrage” à l’entrée ni aucune destination, sous couvert de liberté individuelle, pourrait être une mauvaise idée. Les espaces ainsi créés auraient tendance à renforcer leurs propres étanchéités ; ce qui n’est pas contradictoire avec le fait que ces “espaces”, habités parfois par des millions de membres, peuvent être un mélange d’affinités parfois contradictoires, comme les fameuses 1300 “Tastes communities” de Netflix. Les symboles, les valeurs, mais également les habitudes physiques de consultations et d’activités numériques impriment durablement dans la chair des gens une nouvelle représentation spatiale, presque physiologique.
Contre la dictature du présent : la capacité à se rebeller
La dictature de ce présent enfermant commence doucement à être mis à mal par les utilisateurs, des groupes d’activistes et même par les marques. Les murs sont faits pour être détruits et repensés, y compris dans leurs expressions numériques.
La solution la plus radicale peut être de devenir un “non-utilisateur”, comme évoqué dans une précédente newsletter où je citais Silvio Lorusso qui pour la revue Tèque, revient sur son essai intitulé “Liquider l’utilisateur”. Sa démonstration : l’individu qui refuse d’utiliser les réseaux sociaux pourrait bien être au final plus libre que les utilisateurs, et même que les hackers. Opposer un véto aux règles d’un réseau social, c’est se réapproprier paradoxalement son espace.
D’autres initiatives proposent de nous resynchroniser avec les autres en remettant le jus avec l'environnement voisin.
Les festivals de musique interdits aux smartphones comme “This Never Happened” commencent à attirer de nombreuses personnes. #TurnYourBack, l’initiative de Dove incitant à tourner le dos au filtre de réalité augmentée “Bold Glamour”, est aussi une façon de dire non et de poser des limites dans les mondes connectés. À Singapour, une contre-culture portée par la scène Rave permet une libération de l’individu entouré de milliers d’autres, où les réseaux sociaux deviennent anecdotiques par rapport à la sueur et aux vibrations du dance floor. On n’est plus seuls, ensemble, on est soi, ensemble.
La vraie reprise en main de l’espace est pour moi dans la capacité à assumer la modularité des plateformes et d’y assumer nos contradictions et nos nuances. J’adore ce retour d’expérience de
dans sa dernière newsletter “Trois mois sur les applis de rencontre” qui apporte un éclairage plus optimiste :Je me suis rendu compte que ma peur que “tous les mecs bien soient pris” était infondée. Et puis, je n’ai plus le sentiment de subir l’hermétisme de mes cercles de copains.
Louise Hourcade
Et de citer le philosophie Charles Pépin : “le virtuel a cette vertu de pouvoir nous extirper hors de notre cercle social et professionnel, de nous entrebâiller des fenêtres vers des personnes, des espaces auxquels nous n’aurions jamais accédé sans lui.”
En d’autres termes, pour faire sauter les bulles qui nous enferment, il faut reprendre la main sur l’outil et lui dicter nos propres agendas. Ce que de nombreux leaders d’opinion font naturellement sur les réseaux sociaux et à différentes échelles. La différence étant qu’il faudra sans doute rendre plus ouverte cette littératie plutôt que de laisser des traits individuels se débrouiller seuls. Au risque de ne favoriser que celui qui parle naturellement le plus ou qui a plus de facilités pour “cracker l’algorithme” : ce n’est pas comme ça qu’on fait une société dans des espaces communs.
Le chiffre de la semaine : 143
Dans les messageries instantanées et sur Instagram Notes, c’est le grand retour des chiffres pour exprimer une idée, une émotion, comme à la grande époque des premiers textos et de MSN Messenger. Et dans cette galerie de codes, 143 a le vent en poupe.
Le 1 signifie “I”, le 4 fait référence au nombre de caractères du mot “LOVE”, et le 3 à celui du mot “YOU”.
Les liens épatants
Pour le Journal du Luxe, je parle ce mois-ci d’émoji
Les essais vidéos et l’intertextualité seraient une façon de mieux comprendre les plus jeunes générations. Décryptage passionnant chez Refinery29
Business of Fashion, un des médias référents dans l’industrie de la mode et du luxe a dévoilé un outil créé avec Quilt.AI qui permet de déterminer si les consommateurs (nous) voyons une marque de la même façon que celle-ci s’imagine, en se basant sur les millions de contenus générés dans les réseaux sociaux.
Peut être faudrait aussi évoquer les jeux de l’amour et du hasard... le dernier mot étant la clé. D’une réalité sur réelle?
tjrs passionnant bravo 🍾
je suis tjrs surpris par les solutions 'radicales' (trop) souvent proposees. en retrospective, ca paraitrait loufoque de se priver completement d'un couteau, ou d'un marteau, au pretexte de leur potentiel nuisible. apprendre a s'en servir a bon escient etait evidemment la meilleure option.
alors oui, je comprends bien que quand le 'potentiel nuisible' augmente dangereusement (+ son potentiel scalable etc), ca fasse tres peur. mais il ne faudrait pas oublier l'autre cote de la piece: le bon impact potentiel qui, lui aussi, presque mecaniquement, explose.
alors la meilleure option reste inchangee a mon sens: apprendre a s'en servir a bon escient.
avec une nuance peut-etre plus moderne en effet qui est que: 'se servir a bonne escience' de tel ou tel outil numerique ne sera peut-etre pas exactement la meme recette pour untel ou untel. versus le couteau/ marteau d'antan. c'est comme si le couteau moderne s'adaptant aux desirs des uns et des autres, alors chacun doit s'adapter, et donc tatonner/ experimenter jusqu'a trouver sa propre reponse.