Je consomme, donc je suis
Consommation et réseaux sociaux invitent à repenser de nombreux traits de la façon dont les individus se définissent.
C’est une oeuvre qui a circulé des millions de fois sur Tumblr et qui réapparaît fréquemment dans les réseaux sociaux. Rarement créditée, l’image “I shop therefore I am” date pourtant de 1987. Elle est de l’artiste-plasticienne Barbara KRUGER, une Américaine née en 1945 qui mélange codes publicitaires, collages percutants et slogans.
Cette image est fondamentale pour comprendre la relation ambivalente actuelle vis-à-vis des plateformes numériques. Et partant des comportements issus de notre domestication à travers les smartphones. Ce qu’on constate : si avec un ordinateur de bureau, l’utilisateur était forcé à explorer les multiples paramètres à disposition - quite à faire des erreurs et “crasher” son PC - la liberté offerte sur un réseau social ou une application est extrêmement faible : nous sommes réduits à quelques fonctions bien réductrices. Doubles-pouces du monde entier, unissons-nous !
Dans l’excellente revue Tèque, Silvio Lorusso a écrit un essai intitulé “Liquider l’utilisateur”. Sa démonstration : l’individu qui refuse d’utiliser les réseaux sociaux pourrait bien être au final plus libre que les utilisateurs, et même que les hackers.
“Au sein d’un système donné, le non-utilisateur est celui qui a le plus de possibilité d’action, davantage que l’utilisateur normal et même que le hacker. Dans une certaine mesure, cela ne devrait pas trop nous étonner, car souvent, la capacité à refuser (opposer un veto) coïncide avec le pouvoir. Très souvent, la possibilité même de briser un comportement ou de ne pas l’adopter au départ traduit un certain privilège.”
Silvio Lorusso
L’auteur va encore plus loin en parlant de prolétarisation de l’usager en définissant certaines caractéristiques que nous vivons en ce moment.
On peut contester cette vision entièrement dichotomique des réseaux sociaux. Après tout, l’utilisateur a toujours le choix dans une certaine mesure même si son périmètre d’actions est très contraint. La répétition fait vivance et on aurait tort d’y voir seulement une prolétarisation ; c’est l’équivalent du bonjour dans l’ascenseur le matin, de l’habitude prise d’aller dans une boulangerie et de discuter de tout et de rien avec le commerçant, ou même des fêtes. Surtout, il ne faut pas oublier que ce qui nourrit réellement l’attachement à une plateforme est l’infinité d’échanges informels qui a lieu à travers les messageries privées, rares espaces encore plus ou moins protégés d’un algorithme puisque ce sont les utilisateurs qui créent la valeur de l’échange, à grands renforts - certes - de contenus.
Il n’empêche que ce I shop therefore I am appliqué aux réseaux sociaux porte en lui toute une multitude de promesses contradictoires et pourtant concordantes. Par exemple l’utopie d’un accès à une infinité de contenus et de possibilités en ligne; et en opposition la limitation des actions acceptées (et acceptables) sur un réseau comme Instagram ou TikTok. Ou bien l’accès à des millions d’applications et d’usages; alors que paradoxalement nous n’utilisons peut être que 3 ou 4 d’entre elles. En fait, en y repensant bien, la plupart des actions autorisées par les réseaux sociaux sont essentiellement consuméristes : un like ou un partage va conduire à une information de plus pour nous servir un même type de contenu. Un commentaire aura tendance à nous inciter à cliquer vers un lien additionnel, souvent une boutique.
En utilisant le prisme de la mode, il est intéressant de voir que ce nouvel environnement de consommation a des incidences à la fois sur la façon dont on se définit et dont on se positionne.
parlait dans sa newsletter de la mort des genres. En très résumé, depuis le déclin de l’organisation traditionnelle des magasins, du retail, la catégorisation des vêtements est battue en brèche au profit d’une production plus culturelle, basée sur l’immense machine à réinventer qu’est internet.“No one on the Internet speaks in genres. We speak in memes, references, and remixes. This language of boundary-crossing and cross-pollination breaks down genres by default: it takes elements of different genres and turns them into a new cultural output. On the Internet, we are not buying something that belongs to a specific genre (e.g. tailoring); we are buying into a look of, for example, Timothée Chalamet, Pharrell or Tyler, the Creator. These looks themselves are memes that get to live on in the endless references they generate.”
Ana Andjelic
La conclusion peut être soit optimiste : jamais n’avons-nous eu autant de choix de nous définir à travers nos achats. Ou plus triste : pourquoi devons-nous passer par l’acte de consommation (aussi culturelle soit-elle) pour nous identifier ? Fluidité dans un milieu panoptique ou vraie avancée ? Total look adossé à un état d’esprit total ? I shop therefore I am. Vous avez 3 heures.
Le chiffre de la semaine : 20%
D’après NewsGuard, 1 vidéo sur 5 sur TikTok contient des éléments de désinformation. Un sujet à vite adresser quand 40% des Gen Z préfèrent utiliser TikTok ou Instagram pour chercher de l’information plutôt que d’aller sur Google. Avec les biais qu’on lui connait.
Les liens épatants
Sur Reddit, les amateurs de “dumbphones” se font de plus en plus entendre. À explorer
On connait bien MyHeritage et la capacité à construire des arbres généalogiques; en revanche, de nombreuses applications sont en cours de développement pour créer dès à présent un storytelling familial comme Remento. Une façon de travailler sur l’historicité de notre entourage
Chez Nylon, on parle des troubles et maux les plus discutés dans les réseaux sociaux. Et ça fait mal, bande d’HPI
Dans la guerre TikTok vs Google (et vs toutes les plateformes, en fait), le diable est dans les détails. La plateforme incite les utilisateurs à géolocaliser leurs contenus de façon plus intensive. L’enjeu ? Continuer à devenir un acteur majeur pour les boutiques, restaurants etc. Et si l’enjeu du “search” local ne vous parle pas trop, regardez donc ce film
…à bientôt ! N’oubliez pas de partager, commenter, “liker” !
top la référence à l'excellent article d'Ana Andjelic. . Apres la question est : peut on sortir du systme? Ou plutot comment avoir une consommation modérée, maîtrisée comme our d'autres produits addictifs.
je suis en train de finir un draft sur le 'sustainable commerce' (et oui, ca date de Ben & Fakto) et ton post vient de me remettre sous les yeux Barbara (ah Supreme.) merci 🙏