Tu me vois, mais tu ne me comprends pas
Les réseaux sociaux sont toujours plus complexes à analyser et à lire, y compris à travers l'écoute des conversations en ligne dopées à l'intelligence artificielle
Nouvelle édition d’En Vivance ! Bienvenue aux nouveaux abonnés. Cette semaine, un sujet dense et technique qui va pourtant être au cœur des prochaines grandes élections et débats publics : la compréhension des conversations en ligne.
Dominique Lahaix, CEO de eCairn, a publié un post important intitulé “Social Listening's Endgame: Navigating a Future Beyond Obsolescence”. En d’autres termes : la façon dont on écoutait auparavant les conversations en ligne est en voie de disparition, ce qui invite à repenser la façon dont on tente de comprendre les gens.
D’un travail d’observation à une logique de questions-réponses avec l’intelligence artificielle
Les premières plateformes d’écoute des conversations en ligne remontent à 2005-2006. Des outils comme Radian6 ont vu le jour, et consistaient à créer des tableaux de bord sur la base de requêtes sémantiques. En très simple : si je cherchais à savoir si les gens préféraient une robe Louis Vuitton rose ou une robe Louis Vuitton bleue, j’entrais dans Radian6 “Louis Vuitton + dress + pink” et “Louis Vuitton + dress + blue”. L’outil permettait ensuite de modéliser des nuages de mots-clés associés, des courbes d’évolution de ces sujets à travers le temps, et de modéliser des comparaisons assez fines.
Début 2000, les conversations en ligne étaient moins nombreuses, et les plateformes étaient paradoxalement plus ouvertes : les analystes parvenaient à extraire des quantités d’informations, de signaux suffisamment intéressants et “vrais” afin d’en faire une base d’interprétation. Encore plus intéressant dans le cas d’eCairn : nous pouvions voir les communautés de façon dynamique (notamment les blogs avec les liens sortants et entrants), à travers des cartographies où les centres de gravité émergeaient visuellement (nous pouvons toujours, mais sur très peu de plateformes).
Cet effort n’a jamais totalement eu l’impact nécessaire sur les décideurs, sauf sans doute chez ceux qui y voyaient un intérêt afin de manipuler l’opinion (l’affaire Cambridge Analytica reste un marqueur d’une époque). Il avait l’avantage de permettre un débat sur les données, sur la pertinence des conclusions. En somme, parce qu’il s’agissait d’une science où un humain devait fondamentalement se poser des questions, les débats qui en émanaient étaient souvent plus riches que les tableaux ou graphiques proposés par les outils.
L’impact de l’intelligence artificielle sur ce travail d’écoute des conversations en ligne est à mon sens dangereux. Comme l’explique Dominique Lahaix dans son post, l’utilisateur ne remet pas (souvent) en question les directions proposées par Google Maps, et seuls quelques ingénieurs vont en profondeur de la technologie et des points de données. Demain, ces applications vont encore plus se reposer sur de l’IA.
Dans le cas d’écoute des conversations en ligne, le fait qu’on ne conteste pas tant les conclusions de l’outil et qu’on les prenne comme des orientations solides pourrait être inquiétant.
Les futurs ChatGPT ou Mistral vont progressivement transformer le rôle d’analyse des conversations en ligne en 3 catégories :
des personnes en charge de la qualité des données (pour être sûr que l’IA absorbe bien les bons canaux)
des personnes en charge du paramétrage et de la correction de l’outil
les analystes eux-mêmes, qui au-lieu de paramétrer l’outil vont devenir des utilisateurs plus ou moins aguerris. On le voit déjà d’ailleurs : on apprend aux utilisateurs à améliorer leurs “prompts”, pas nécessairement à corriger l’outil
Ce qui pose un problème de taille : l’analyste va finalement passer du temps à poser des questions à une IA pour bâtir sa stratégie, pas à débroussailler les champs de bataille. Les réponses apportées risquent de favoriser des prêts-à-penser plutôt qu’à remettre en question un sujet ou un comportement.
L’humain, ce bazar formidable, le meilleur gardien du temple contre l’IA ?
La Panoptykon Foundation avait publié en 2019 un résumé des 3 couches de nos identités numériques (vous pouvez ouvrir l’image pour l’agrandir, c’est fascinant).
Les éléments que nous partageons (les seuls que nous pouvons un peu contrôler) : nos statuts et contenus dans les réseaux sociaux, les contacts bloqués, nos langues…
Nos comportements dans les environnements numériques (navigation sur un site internet, distance entre les différents appareils connectés…)
Ce que les machines pensent de nous (notre situation amoureuse, notre condition physique etc.)
C’est sur ce dernier pan que l’IA risque de faire des erreurs conséquentes. Si TikTok maîtrise férocement les principes de concaténation, il y a une différence entre parvenir à accrocher des audiences (le fameux hook des publicitaires) et…réellement les comprendre. En très résumé, la concaténation permet de regrouper en temps réel des utilisateurs dans des sides et de les nourrir de contenus.
“au lieu de catégoriser les contenus de façon traditionnelle (par exemple : cuisine, mode, chat, etc.), TikTok invente ses propres catégories, ses propres « sides » (en français : des parties ou côtés). En d’autres termes, TikTok analyse en permanence des enchaînements d’actions émergentes, puis va les suggérer à des utilisateurs qui ressemblent à ceux qui ont débuté ces enchaînements. TikTok assume une part d’erreur dans ce système, et corrige en temps réel les critères et les audiences à qui servir ces contenus, toujours plus précis. La créativité humaine étant sans limite, les utilisateurs se retrouvent à travailler pour le réseau en offrant ces enchaînements logiques ; les créateurs de contenus détectant à leur tour une opportunité, ils se retrouvent à créer des contenus pour ces nouveaux enchaînements logiques. Des enchaînements logiques qui tapent bien souvent dans le mille soit des sentiments les plus profonds des gens, soit de biais cognitifs préexistants.”
Un enseignement majeur de 20 ans d’écoute des conversations en ligne est qu’un humain ne parle pas de tous les sujets, et ne les cherche d’ailleurs même pas toujours. Quand on observe le volume de recherches pour des tendances pourtant médiatisées, elles atteignent quelques milliers de requêtes au niveau mondial tout au plus. Une intelligence artificielle pourrait considérer comme marginale une envie profonde. Les humains construisent une pensée par une vraie conversation ; certes elle a lieu de plus en plus via des messageries instantanées, où des groupes inventent leurs propres jardins secrets, leurs propres langues, symboles, et émotions. Mais aucune IA (ni outil de social listening) n’y entre de façon tout à fait autorisée.
L’humain a justement souvent besoin qu’on l’assiste pour formuler la suite de son idée ou de sa pensée, surtout sur des sujets intimes ou nouveaux. C’est sans doute ici qu’il reste encore des gardes-fous à construire : si l’IA reste empêtrée à jouer avec des données (fort heureusement) incomplètes du passé, alors elle pourra continuer à nous voir et nous entendre sans totalement nous comprendre. Si en revanche nous l’autorisons à se construire sur nos demandes latentes et que nous les exprimons à travers elle, nous offrirons une matière explosive pour des gouvernements ou organisations moins nobles. En leur tendant nos vivances.
Tu me vois, mais tu ne comprends pas.
L’expression de la semaine : speed-watching
Le speed-watching est un comportement qui consiste à regarder un contenu vidéo (film, série…) de façon constante, mais à une vitesse accélérée.
D’après YouTube, les utilisateurs consomment de plus en plus les vidéos en accéléré (1.5x la vitesse normale). Ce qui corrobore ce que nous avançons sur ce Substack : puisque nous avons atteint une limite en termes de temps passé en ligne, la seule façon est d’intensifier les usages.
Les liens épatants
La tendance Study With Me sur YouTube (notamment) explose. Décryptage du côté du blog de YouTube
Du côté du New York Times, une étude explique pour la première fois le phénomène des visions qui surviennent avant une mort imminente
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