J'ai pas les mots
Les plateformes ont une responsabilité énorme dans l'antagonisation des gens.
Semaine lourde en France avec des images insupportables qui tournent sur les réseaux sociaux, tandis que l’indécence des propos dans les médias donne le tournis. Je ne m’exprimerai pas sur le fond des affaires mais plutôt sur quelques éléments factuels qui prouvent que la vivance est une matière explosive.
Les chiffres donnent donc le tournis. Sur TikTok, les vidéos taguées #emeute ont déjà généré 537 millions de vues dans l’hexagone. En combinant différents hashtags, on a sans doute largement dépassé le milliard, et ce uniquement sur cette plateforme. En guise d’ordre de grandeur, la finale de la Coupe du Monde de football France / Argentine n’avait attiré que 29,4 millions de téléspectateurs en France. Sur Snapchat, la plateforme fait sauter les scores également. Et même pour les spécialistes des réseaux sociaux, il est difficile de mettre des mots pour comprendre ce qui se passe au-delà des poncifs.
Un monstre poussé par le phénomène de concaténation
C’est massif, diffusé en direct, émotionnel, relayé par des myriades de communautés sans avoir le temps ni de traiter l’information là où l’opinion peut se concentrer (les feeds des réseaux sociaux), ni d’organiser un temps de répit permettant d’y voir plus clair. À ma connaissance en France, c’est la première fois que j’observe un phénomène d’une telle ampleur qui mêle actions réelles, agit-prop, guerres de l’opinion, prises de positions continues, et ce à un échelon national.
Philippe Vion-Dury, dans son ouvrage “La Nouvelle Servitude Volontaire, Enquête sur le projet politique de la Silicon Valley” résumait dès 2016 le changement d’échelle et de précision que les grandes plateformes numériques développent autour du bouche-à-oreille.
“En décuplant la quantité et la nature des données, c’est l’essence même des méthodes qui a changé, en permettant d’étudier avec une plus grande précision des phénomènes collectifs, mais surtout individuels. […] des statistiques de masse et probabilités grossières, on passe à un tout autre régime : individualisé, précis, invisible et omniprésent, capable de refaçonner la société”
Philippe Vion-Dury
En 2016, il fallait une entreprise comme Cambridge Analytica pour influencer l’opinion. 7 ans plus tard, tout activiste peut s’emparer des réseaux sociaux, à condition de bien comprendre un mécanisme clé qui s’appelle la concaténation dont je parle dans mon essai. C’est quoi la concaténation au juste ? D’après le Larousse :
« Concaténation, Nom féminin. 1. Enchaînement des idées entre elles, des faits entre eux suivant la causalité. 2. Dans certains langages de programmation, enchaînement de deux listes ou de deux chaînes de caractères mises bout à bout. 3. Juxtaposition et enchaînement d'unités linguistiques dans un ordre donné. »
En clair, au lieu de catégoriser les contenus de façon traditionnelle (par exemple : cuisine, mode, chat, etc.), TikTok invente ses propres catégories, ses propres « sides » (en français : des parties ou côtés). En d’autres termes, TikTok analyse en permanence des enchaînements d’actions émergentes, puis va les suggérer à des utilisateurs qui ressemblent à ceux qui ont débuté ces enchaînements. TikTok assume une part d’erreur dans ce système, et corrige en temps réel les critères et les audiences à qui servir ces contenus, toujours plus précis. La créativité humaine étant sans limite, les utilisateurs se retrouvent à travailler pour le réseau en offrant ces enchaînements logiques ; les créateurs de contenus détectant à leur tour une opportunité, ils se retrouvent à créer des contenus pour ces nouveaux enchaînements logiques. Des enchaînements logiques qui tapent bien souvent dans le mille soit des sentiments les plus profonds des gens, soit de biais cognitifs préexistants.
Centripète vs centrifuge
C’est ça qui est monstrueux dans les contenus partagés ces derniers jours : les biais de chacun sont renforcés à travers à la fois le travail de vrais extrémistes très structurés, mais également par chacun d’entre nous qui éduquons les algorithmes des réseaux sociaux à nous servir des contenus toujours plus violents, toujours plus excluants. Il est perturbant de voir le nombre de petites histoires personnelles partagées en Story sur Instagram ou dans des pavés sur Facebook ; individuellement intéressantes mais qui viennent surtout assoir la crédibilité de mensonges ou d’inexactitudes poussés avant ou après le contenu de la personne. Le contexte est souvent plus fort que le concept.
Le philosophe Byung-Chul Han résumait le noeud gordien actuel pour NOEMA :
“La vérité, le fournisseur de sens et d'orientation, est également un récit. Nous sommes très bien informés, mais d'une manière ou d'une autre, nous ne parvenons pas à nous orienter. L'informatisation de la réalité conduit à son atomisation - des sphères séparées de ce qui est considéré comme vrai.
Mais la vérité, contrairement à l'information, possède une force centripète qui maintient la société ensemble. L'information, en revanche, est centrifuge, avec des effets très destructeurs sur la cohésion sociale. Si nous voulons comprendre le genre de société dans laquelle nous vivons, nous devons comprendre la nature de l'information."
Byung-Chul Han
Des acteurs jouent un jeu des plus dangereux. Vincent Bolloré a bien compris comment faire valoir son projet politique : il ne tente plus de vendre ou d’avoir accès à notre “temps de cerveau disponible”, mais plutôt de rendre indisponible notre temps de cerveau. J’ai pas les mots.
Rien d’épatant à partager d’autre cette semaine, ça reviendra, comme le soleil.
…à bientôt !
Éclairé et brillant as always