Le goût des autres, le goût de soi
Alors que nos vies connectées nous font vivre de nombreuses "premières fois" en ligne, se pose la question de nos souvenirs.
Mardi soir sur la Terre. En regardant ce week-end la vingtaine (!) de smartphones en berne dans un vieux tiroir, je me suis rendu compte du gâchis de tous mes souvenirs sans doute perdus pour toujours.
Les premières fois, à l’ère des vies connectées, ont de plus en plus lieu en ligne.
La première conversation intense par messagerie avec un amoureux. Les trois petits points qui en disent long, qui n’en disent pas assez. Le premier je t’aime, le dernier au revoir à quelqu’un qui part.
Nombre de souvenirs, de moments fondamentaux dans la création de nos identités se passent à travers les réseaux sociaux ou des plateformes numériques. Souvent les analyses se focalisent sur la nouvelle pop culture. Mais omettent de se plonger sur ce qui est le vrai moteur de notre vie digitale : les interactions humaines dans les pénombres des feeds publics, à savoir les groupes privés, les chats, ou encore les forums qui continuent à favoriser la culture du pseudo et d’un certain anonymat plutôt que nos vraies noms. On ne peut pas tricher avec nos sentiments.
Une difficulté à accéder à notre passé, à nos archives
En dépit de l’effort grandissant des Instagram, WeChat ou autres TikTok pour intensifier le nombre de nos interactions en ligne, force est de constater que l’ergonomie de ces plateformes reste un enfer pour accéder aux moments qui ont compté pour nous. Certes, l’utilisateur peut voir ses stories archivées, plonger dans du contenu sauvé. N’empêche qu’une capture d’écran reste pour le commun des mortels plus efficace tant l’expérience utilisateur est compliquée pour remonter le passé.
Le goût des autres semble privilégié à nos histoires individuelles, pour nous faire cliquer la prochaine vidéo, le prochain TikTok.
Pas étonnant qu’à mesure que le digital s’infiltre dans nos veines, l’analogique et le tangible aient autant le vent en poupe. Géraldine Dormoy rappelait l’importance de conserver les photos de famille à travers des albums photos “papier”, dans sa dernière lettre De Beaux Lendemains :
“un intérêt intrinsèque pour la photographie, l’envie de retenir le temps et de transmettre son histoire, mais aussi, face à des photos anciennes, l’exploration de ses racines, le goût du mystère et du romanesque, la curiosité de se retrouver dans les traits des visages de ses aïeux. Regarder une photo de famille, c’est plonger en soi.”
Géraldine Dormoy
Dans le marketing, le premier goût est souvent décisif : la première gorgée de lait, le premier soda, le premier morceau croqué de chocolat sont autant de trésors que les marques essaient de nous insuffler dès le biberon. Se créent par la suite nos référentiels, sur ce qui est bon ou l’est moins, sur ce qui nous définit, ou non. Sur les plateformes, ces premières fois semblent avoir été reléguées au second plan; pourtant, en 2014, l’outil lancé par feu Twitter pour retrouver son tout premier Tweet avait été un grand succès.
YouTube, machine à souvenirs ?
De toutes les plateformes mises à portée de tous, YouTube semble étrangement celle qui nous offre quelques jolis accès à nos premières fois. Est-ce parce qu’à son origine, le slogan de YouTube en 2005 était "Your Digital Video Repository" avec une vraie logique d’entrepôt de contenus ?
L’algorithme met certes en avant des vidéos récentes, reliées à nos clics les plus récents. Mais YouTube utilise ses colossales archives pour nous pousser des contenus que nous avons profondément aimés. En se basant sur une idée simple : une recherche n’est pas forcément motivée par la nouveauté mais par la pertinence. YouTube comprend qu’un clip nous rappelle un moment, une émotion d’antan.
La plupart des YouTubers petits ou grands vous le confirmeront : certaines “vieilles” vidéos génèrent plus de vues que des productions plus récentes, parce qu’elles sont toujours autant pertinentes ou ont toujours plus de “vivance”.
Nous ne savons pas la forme que prendront nos archives numériques dans 50 ans ; si les petits humains auront le bon cable pour lire notre disque-dur, ou si les serveurs de Meta continueront encore à tourner. Nous savons en revanche qu’une page d’écriture ou qu’une photo jauniront au fond d’une boite. Et c’est sans doute rassurant de se rattacher à la poussière, pour retrouver ses racines. Le goût de donner un peu de soi pour mieux expliquer le goût des autres, en quelque sorte.
Le chiffre de la semaine : +27%
D’après la dernière étude de Qustodio, les enfants ont augmenté leur temps passé à regarder des vidéos de plus de 27% en 2023. Pas sur Netflix ou Disney + mais…sur YouTube et YouTube Kids.
Les liens épatants
J’ai partagé sur LinkedIn quelques slides de mon talk pour le Journal du Luxe “Kindness, the ultimate luxury in social media”
Un focus de Google sur le contenu des creators, nerf de la guerre, encore et toujours
Would you like to take a walk with me, offline? C’est la punchline pleine de malice du défilé Haute Couture de Maison Margiela qui a généré une conversation si intense. Une analyse chez Fashionista
- nous parle de dressage, et de chiens, et d’influence, et de communication. À lire urgemment
Bonne semaine en vie, et en vivance ! Et n’hésitez pas à partager cette newsletter, à liker, à commenter, ou à continuer à m’envoyer des emails : ces notifications sont une joie.
La question des archives numériques est encore plus critique, si l'on songe qu'on est à l'aube de fabriquer des clones digitaux et d'approcher "une certaine forme" d'immortalité.
Une certaine forme, comme l'écriture ou la photographie peuvent en être, mais aussi très différente. D'ici quelques années on pourra faire un "me_GPT" nourri par tout ce qu'on aura écrit, dit, enregistré. Enfin tout ce que l'on choisira pour nourrir cet avatar, prolongement de nous qui pourra évoluer, réagir, échanger avec nos proches au delà notre présence, voire de notre vie.
Quel avatar de moi je choisirais? enfant, adolescent, adulte? quelle part de mon passé j'inclurais dans la formation de cet avatar? Et pourquoi qu'un seul? Pourquoi se contenter d'une seule version de moi?
Accéder, recombiner les archives des plateformes sociales prend alors un intérêt stratégique, au dela du vital.
Fasciné par cette partie de nos vies qui reste "vivante" en digital alor rs qu'elle a disparu. Aujourd'hui j'ai "croisé" sur Linkedin une personne que j'ai connue et qui nous a quitté. un moment doux amer. Et comment se survivre?? par coïncidence un article tout aussi fascinant sur une créatrice de mode new yorkais de 78 ans qui nourrit en ce moment un AI de ses créations pour qu'elle lui succède à la tête de sa maison
https://www.businessoffashion.com/articles/technology/can-ai-carry-on-a-designers-legacy/?utm_source=newsletter_dailydigest&utm_medium=email&utm_campaign=Daily_Digest_300124&utm_content=intro