La mémoire discrète des photos que l’on garde dans nos téléphones
L’immense majorité des photos prises ne sera jamais partagée en ligne. Floues, trop intimes : elles dorment dans nos téléphones, mémoire discrète d’une vie qui résiste à la mise en scène permanente.
Mardi soir sur la Terre. Lettre écrite entre Paris et les Cannes Lions, le festival de la publicité. Vous pouvez lire ce post en anglais. N’hésitez pas à partager cette lettre et à la recommander.
Si les milliards d’images mises en ligne sont souvent décrites comme le signe d’un monde où l’authenticité régnerait, il n’en est en réalité rien.
Nous sommes ce que nous décidons de garder, pas ce que nous choisissons de montrer.
Un nouvel espace protégé : la mémoire de notre téléphone
Le geste se répète : dans la vie réelle, c’est bien dans la galerie de notre téléphone que nous allons chercher une image importante, une référence. Le cercle se forme alors autour de l’écran, à la manière d’une scène de théâtre miniaturisée.
On glisse avec précaution d’un souvenir à l’autre, dans une sorte de bazar dans lequel aucun réseau social n’a la main. Cet espace ne suit pas de ligne éditoriale, si ce n’est la banalité vibrante de nos vies.
Le cercle est parfois très restreint : les médecins se retrouvent de plus en plus à regarder des photos très personnelles de leurs patients sur leurs téléphones, pour suivre l’évolution d’une maladie, comme une cicatrice ou un grain de beauté.
Ces archives deviennent le dernier rempart entre nos intimités et le monde numérique public. Pas étonnant alors que TikTok ou Meta veuillent accéder à toute notre galerie : c’est là que loge notre vie réelle, dans toute sa fragilité ordinaire.
Loin de la mise en scène performative, les images qui dorment
Nous traversons un paradoxe : nous vivons l’époque la plus visuelle de l’histoire humaine, mais c’est aussi celle des images invisibles. Moins d’1% de ce que nous capturons est partagé. Avant, les pellicules étaient a minima développées, puis souvent organisées dans des albums. Finalement, les ratées étaient presque marginales par rapport à ce qui avait vocation à être montré.
C’est désormais le contraire : nos images dorment dans les galeries de nos téléphones, ; elles servent un rôle de mémoire discrète, faite de souvenirs secondaires, d’instants non filtrés, de preuves d’existence silencieuses.
Ce sont des images pour soi, pour quelques proches, pour plus tard. Elles ne cherchent ni à impressionner, ni à “performer”. Elles témoignent, sans mise en scène.
Pourquoi les garde-t-on ces photos, au juste ? Elles sont souvent floues, répétitives, mal cadrées, obscures, et pourtant nous nous refusons à les supprimer. Elles nous coûtent même de plus en plus d’argent pour les conserver, au gré des abonnements mensuels pour iCloud, Dropbox ou Google. Mais toutes ces images dessinent un autoportrait plus juste. Celui que nous gardons à l’abri, dans les plis du quotidien.
Peut-être que ces photos, celles que personne ne like, sont les plus vivantes de toutes.
Et si c’était ça, la vraie authenticité ?
Nos expressions en ligne grandissent dans un espace paradoxal, extime - la contraction d’externe et d’intime. Les algorithmes nous forcent à révéler toujours plus en profondeur nos vies. Les utilisateurs, en refusant de publier l’essentiel de leurs contenus, résistent. On préserve une forme d’autonomie narrative.
La vraie mémoire n’est pas saisissable que dans les archives numériques publiques, mais dans les pellicules saturées, les téléphones trop pleins, les albums jamais ouverts. Il faudra peut-être, dans quelques siècles, inventer des musées pour ces cartes mémoire saturées.
Nos sarcophages numériques ne sont plus en pierre : ils tiennent dans la paume de la main.
Le chiffre de la semaine : +103%
Selon Pinterest, les recherches autour des retraites littéraires sont en pleine explosion. Lire, se recentrer sur un temps sans notification, voici peut être le luxe ultime.
Les liens épatants
Gen Z and gen Alpha brought a raw, messy aesthetic to social media. Why does it feel as inauthentic as ever? (The Guardian)
The Snapchat Generation report (Snapchat)
Bonne semaine ! Mon essai “Réseaux sociaux : une communauté de vie” est toujours disponible chez vos libraires. La version anglaise “Alive In Social Media” est disponible sur Amazon.
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Il me semble qu'il y a un troisième espace entre le prive/ personnel et le publié: toutes ces images qui flottent au sein de comptes familiaux ou de fils amicaux, partafgés et stockés au gré des uploads aléatoires générés par des dispositifs de plus en plus immaîtrisables car complexe et variables. Pourquoi le meme idiots envoyés sur une converstion whatsapp par un ami se retrouve t il stockés dans mes images, encombrant ma bibliothèque et ma memoire, tout en ouvrant la porte à une redecouverte aléatoire