L’évolution de l'amitié à l’ère des algorithmes
Une exploration de la transformation de l'amitié en ligne à travers l'évolution des plateformes numériques en France et aux États-Unis, du début des années 2000 à 2024.
est une journaliste et historienne de la culture internet basée à Chicago. Sur son Substack, default.blog, elle tient un carnet émotionnel et psychologique de la vie numérique. Coécrire un essai sur l'évolution de l'amitié en ligne, avec des perspectives américaines et françaises, semblait une évidence.
L’amitié en ligne : des relation naturelles, mais en mode dégradé ?
Laurent François (LF) : En 2024, l'amitié en ligne semble naturelle, mais sa nature s'est profondément transformée, façonnée par une étrange combinaison de changements technologiques et sociétaux. Si nous acceptons ces transformations, il est crucial de reconnaître l'influence des plateformes sur notre manière de nous connecter. Apprécier les amitiés en ligne est essentiel, mais nous devrions aussi envisager de reprendre le contrôle sur les plateformes qui dictent de plus en plus nos interactions.
Katherine Dee (KD) : Internet a ouvert des opportunités sans précédent pour des amitiés profondes — c'est l'une de mes convictions les plus fermes. Dans un article pour le magazine Comment, j'ai exploré l'idée qu’on commence à d’abord connaître l’âme des gens en ligne. Cependant, il y a un bémol : les véritables amitiés virtuelles demandent des efforts, de la même manière que celles du monde physique. Interagir avec les publications de quelqu'un sur les réseaux sociaux ou participer à un serveur Discord ou même à un groupe de discussion, ça ne crée pas automatiquement une connexion significative. Depuis l'avènement des réseaux sociaux, le mot "ami" a été dégradé.
Depuis l'avènement des réseaux sociaux, le mot "ami" a été dégradé.
Katherine Dee
Je vois constamment des gens appeler leurs abonnés sur X, TikTok ou Instagram des "amis". L'amitié en ligne est une chose magnifique mais compliquée. Elle devrait être traitée avec le même respect que nous accordons à nos relations du "monde réel".
Les débuts de l’amitié en ligne : une fenêtre pour s’échapper (années 1990 - début des années 2000)
LF : En France, à la fin des années 90 et au début des années 2000, internet était un portail vers un autre monde — un monde d'anonymat, de passion, et de découverte. Je me souviens encore du bruit du modem 56k, comme si l’on annonçait une petite aventure palpitante. Cet effort — le temps qu’il fallait pour se connecter — rendait l’expérience plus gratifiante. Une fois la connexion établie, on pouvait ouvrir une applet pour une salle de chat ou plonger dans des forums dédiés à ses artistes préférés. Ces espaces étaient particuliers, des lieux où des anonymes se rassemblaient autour de passions communes, discutaient, débattaient et formaient des liens.
Contrairement à aujourd'hui, les interactions en ligne n'étaient ni immédiates ni constantes. Les messages privés et les conversations en profondeur demandaient un véritable effort et de la patience. Votre ami en ligne pouvait disparaître à tout moment, peut-être quand sa sœur ou son frère avait besoin du téléphone fixe, vous laissant attendre et ressentir la friction de cette déconnexion. Dans cet environnement, des sites comme Caramail étaient une oasis numérique. Pourtant, en 2003, même à son apogée, Caramail ne comptait qu'environ 40 000 utilisateurs quotidiens — un chiffre dérisoire comparé aux abonnés des micro-influenceurs d’aujourd’hui. Et pourtant, cela semblait précieux, cela semblait beau.
Dans mon département (l’Ardèche), en 1996, on avait lancé les Autoroutes de l’Information, un nom qui portait en lui une part de mystère. L’internet était perçu comme une route vers un monde entièrement nouveau. Accéder à ce royaume numérique ne promettait pas seulement la facilité et la rapidité d’une connexion, mais surtout la promesse de ce qu’elles pouvaient offrir — un lieu inconnu avec un résultat incertain — et nous en étions les passagers, transportés en bits et en données.
KD : Aux États-Unis, Internet jouait deux rôles : un terrain de jeu virtuel pour l’expérimentation de l’identité (comme l’échange de genre) et une extension des connexions du monde réel. De nombreuses communautés en ligne se sont formées à partir de rassemblements physiques, et ont pu s’étendre grâce à Internet. C’était un outil pour maintenir le contact, organiser des rencontres à venir, et élargir tout simplement la portée — en remplaçant le courrier postal et les fanzines. Même des sous-cultures souvent considérées comme exclusivement en ligne, comme les Terminally Online ou les otherkin, suivaient ce schéma. Le fandom d’anime américain a grandi de manière similaire.
L’Internet grand public de 2024 ressemble davantage à une réalité alternative où nous présentons des versions soigneusement mises en scène de nous-mêmes sur la scène des réseaux sociaux. Nous restons nous-mêmes, mais dans une version polie, performative. Bien qu'il y ait des exceptions, pour la plupart des gens, le rôle d’Internet en tant que terrain créatif a été relégué au second plan.
L’identité au début des années 2000 : une âme numérique ?
LF: À l'époque, votre profil en ligne était davantage un reflet de votre être intérieur, de votre âme, que de votre identité réelle. Votre nom d'utilisateur faisait partie de vous, mais souvent une partie que peu de gens connaissaient dans votre vie quotidienne. Ce moi numérique pouvait être une version idéalisée de vous-même, un avatar représentant vos fantasmes ou des réalités alternatives. Des plateformes comme MySpace vous permettaient de customiser votre profil, de le personnaliser et d'exprimer qui vous étiez (ou qui vous vouliez être) de manière personnelle et artistique.
Pour beaucoup, en particulier ceux vivant dans les zones rurales de France, les personnes rencontrées en ligne sont restées en ligne. Ces relations étaient précieuses car elles nécessitaient des efforts pour les maintenir.
Pour beaucoup, en particulier ceux vivant dans les zones rurales de France, les personnes rencontrées en ligne sont restées en ligne. Ces relations étaient précieuses car elles nécessitaient des efforts pour les maintenir.
Laurent François
Vous deviez les nourrir au fil du temps, et elles n'étaient pas basées sur l'apparence physique ou les relations réelles. Les conversations pouvaient passer rapidement à des échanges profonds et sincères, en contournant les barrières sociales souvent présentes dans les relations en face à face. Bien sûr, quelques-unes de ces conversations pouvaient aller plus loin. MSN Messenger est devenu le lieu d'un autre type d'histoire d'amour. Mais le voyage était toujours soigneusement préparé : ajouter quelqu'un nécessitait une adresse e-mail personnelle ; cela prenait du temps de la partager, de construire une certaine confiance. Et même les oiseaux de nuit en ligne ne pouvaient avoir plus de 100 personnes sur leur MSN Messenger. Parce que c'était comme ça.
KD: Ce qui me frappe dans cette période, c'est que même si beaucoup de gens, moi y compris, se sont faits des amitiés durables en ligne (je suis toujours en contact avec des gens que j'ai rencontrés numériquement en 2003), la tromperie était aussi beaucoup plus facile. Des amitiés construites sur des mensonges peuvent-elles encore être considérées comme des amitiés véritables ? Elles servent clairement à quelque chose, même si je ne sais pas exactement quoi.
Le concept de "catfishing" n'est pas nouveau dans le monde en ligne, mais des plateformes comme MSN Messenger et AIM ont fourni un terrain fertile pour que ces tromperies se développent. Contrairement à aujourd'hui, où les amitiés en ligne peuvent rapidement passer aux appels FaceTime, les webcams étaient rares à l'époque. Même partager une simple photo de soi n'était pas toujours possible, tout le monde n'avait pas d'appareil photo numérique ou d'un scanner. Et la stigmatisation entourant les relations en ligne faisait souvent paraître les appels téléphoniques, une autre méthode de vérification potentielle, hors de propos. Cela créait une tempête parfaite de déni plausible pour ceux qui étaient enclins à se représenter de manière erronée.
Mais cela dit, la nature de ceux qui étaient en ligne et qui utilisaient ces plateformes rendait les amitiés spéciales quand elles se produisaient. Au fur et à mesure que de plus en plus de gens avaient accès aux webcams, aux appareils photo numériques et enfin aux réseaux sociaux, c'était excitant de voir vos amis en ligne sous un nouveau jour. De les ajouter sur Facebook ou MySpace. D'entendre leur voix lorsqu'ils téléchargeaient Skype, ou de leur envoyer un SMS lorsqu'ils obtenaient un téléphone mobile. Un Internet plus personnel pouvait donner l'impression d'enlever le masque de la meilleure des façons - enfin ! - un véritable substitut à la rencontre en personne d'amis que vous connaissez peut-être depuis des années.
Le changement algorithmique : l’amitié en ligne hackée ?
LF: Avance rapide jusqu'en 2024, et nous nous retrouvons dans une ère où les algorithmes jouent un rôle important dans la formation de nos relations en ligne. L'extimité - le fait de partager des histoires profondément personnelles avec un public vaste et souvent impersonnel - est devenu une norme sur des plateformes comme Instagram et TikTok. Grâce à cette extimité, des amitiés en ligne peuvent se former autour d'expériences partagées très émotionnelles, parfois extrêmes. Nous sommes poussés à agir pour des inconnus, à soutenir des causes pour des personnes que nous n'avons jamais rencontrées et à nous connecter avec ceux dont la vie est très éloignée de la nôtre.
Mais il y a un hic : ce type de connexion dépend souvent de la diffusion d'un récit suffisamment fort pour attirer l'attention de l'algorithme. Les plateformes ont redéfini l'amitié en nous encourageant à jouer nos vies, en diffusant des histoires préformatées qui sont plus susceptibles de "devenir virales". Alors que les plateformes utilisent des algorithmes basés sur l'IA pour sélectionner du contenu et présenter des amis potentiels en fonction des comportements partagés (et non seulement des intérêts), les amitiés deviennent plus faciles à découvrir mais parfois plus transactionnelles. Ces algorithmes nous poussent vers des connexions basées sur des schémas qui profitent à la plateforme, et non nécessairement à la profondeur de la relation.
Même des outils créatifs comme CapCut, qui démocratisent la capacité à créer des messages percutants, contribuent à ce phénomène. Ces outils permettent de modifier et de présenter facilement du contenu, mais aussi de standardiser le format dans lequel nous nous connectons. La discoverability de nouveaux amis est de plus en plus façonnée par les mêmes modèles et tendances, ce qui risque de transformer l'amitié véritable en quelque chose de préemballé, plus proche d'un produit que d'une connexion personnelle.
KD: En 1994, Carmen Hermosillo, écrivain de la culture Internet, plus connue sous le nom de humdog, a tiré la première sonnette d’alarme contre la marchandisation du partage en ligne dans son essai désormais célèbre “pandora’s vox”. Plus tard, elle a mis en garde contre les "Board Hos", des individus qui recherchaient l'attention sur les forums de discussion. Cette observation prémonitoire a souligné l'émergence d'une économie de l'attention, même dans les premiers jours d'Internet. Cependant, ce que Hermosillo n'aurait pas pu prévoir, c'est que le monde en ligne était encore relativement petit et peuplé d'individus véritablement excentriques. Des gens qui, bien qu'enclins à rechercher l'attention et à avoir un comportement assoiffé de pouvoir, étaient en ligne pour plus de raisons que simplement "faites attention à moi".
À l'époque, le concept d'"influenceurs" n'existait pas, ce qui signifiait que les gens n'exploitaient pas systématiquement leur vie personnelle pour du contenu comme ils le font aujourd'hui. Si nous essayons de déterminer le moment où les choses ont pris une mauvaise tournure, ce n'est pas avec les célébrités proto-Internet comme Jennifer Ringley, qui a diffusé en direct sa vie quotidienne.
Le véritable changement est survenu avec l'essor du genre de l'essai confessionnel dans les années 2010. Soudain, écrire sur un traumatisme personnel pouvait propulser quelqu'un au rang de petite célébrité. Cette époque a marqué la naissance des Influenceurs avec un grand I et un changement significatif dans le journalisme. Les auteurs étaient désormais censés devenir d’abord des personnalités Internet puis des journalistes. Mais ce changement a également eu un impact profond sur les amitiés en ligne.
Le véritable changement est survenu avec l'essor du genre de l'essai confessionnel dans les années 2010. Soudain, écrire sur un traumatisme personnel pouvait propulser quelqu'un au rang de petite célébrité. Cette époque a marqué la naissance des Influenceurs avec un grand I et un changement significatif dans le journalisme.
Katherine Dee
L'accent a été mis sur la recherche de la gloire individuelle plutôt que sur la recherche de communautés ayant les mêmes idées. Avec autant d’utilisateurs essayant de monétiser leurs présences en ligne, la poursuite de relations authentiques est passée au second plan par rapport à la course à la célébrité. Le problème de ce nouveau paradigme est que l'attention et l'argent sont des ressources finies. Alors que de plus en plus de gens se disputaient ces ressources limitées, l'environnement en ligne est devenu de plus en plus hostile. La course aux vues, aux likes et aux partenariats a créé une atmosphère impitoyable où l'empathie et l'interaction authentique sont souvent passées au second plan.
Ce que nous choisissons de partager est dicté par l'algorithme, et non par nos intérêts véritables. Et certainement pas par le type de personnes que nous espérons rencontrer et devenir amis.
Reprendre le contrôle des amitiés en ligne
LF: En 2024, l'amitié en ligne est toujours une force extraordinaire pour fabriquer du bien ou du mieux en commun, permettant aux gens du monde entier de se connecter de manière inimaginable il y a seulement deux décennies. Cependant, alors que les plateformes façonnent de plus en plus les récits et les mécanismes à travers lesquels nous construisons des relations, il est important de réfléchir à la manière dont ces dynamiques affectent la qualité et l'authenticité de nos connexions.
KD: Alors que faisons-nous ? Je suggère d'utiliser Internet comme complément au monde physique. Planifiez des événements. Parlez aux gens dans l'intention de les rencontrer. Organisez des événements. Faites revivre la Listserv. Colonisez Nextdoor. Créez des événements Facebook. En réalité, c'est la seule manière de reprendre le contrôle.
Merci Katherine pour avoir partagé ton point de vue. Vous pouvez vous abonner à son Substack Default Blog - et suivre
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