La guerre pour l'inattention des gens
À l'ère des notifications permanentes, et d'un filtrage constant, jouer avec l'inattention des gens sur les réseaux sociaux pourrait être une approche plus efficace.
J’écris cette lettre d’En Vivance depuis l’Eurostar pour Amsterdam. Les carrés favorisent la commensalité et un jeune homme a déclaré que plus rien ne le surprenait... Un sujet tout trouvé pour explorer la vivance !
Avoir tout à portée de clics peut nous conduire à une certaine apathie. La mise en scène permanente conduit sur les réseaux sociaux à une forme de pesanteur, à un relativisme de tout et de chacun.
Des années de marketing ont aussi dégradé l’expérience-utilisateur numérique : des pop-ups pour chiper nos adresses emails, des écrans de publicité sur les applications de jeux “non-skippable”, des sites d’informations parfois excessivement lourds en liens cliquables ne sont que quelques exemples évidents. De fait, nos cerveaux entrainés à aller droit au but sont en souffrance, surtout avec une attention limitée.
Une lourdeur qui tend à réduire notre capacité à percevoir la beauté. Blake Gopnik apporte une analyse déroutante pour le New York Times, en prenant comme exemple une œuvre d’art de Joshua Frankel qui est projetée sur un écran numérique dans la gare Moynihan Train Hall. Intitulée “Within the crowd there is a quality”, l’animation de 42 secondes apparaît au milieu d’un tunnel de publicités de plus de 14 minutes.
La conclusion du journaliste est sans appel : nous ne voyons plus l’art au milieu des milliards de contenus numériques.
“Maintenant que les smartphones nous permettent de programmer nos écrans avec le contenu que nous avons réellement choisi, nous sommes devenus plus habiles que jamais à ignorer le contenu choisi par les entreprises et les experts en publicité, sur des écrans que nous ne pouvons pas contrôler. Au lieu de devoir rivaliser pour notre attention, on pourrait dire que Frankel doit rivaliser pour notre inattention, ce qui est une tâche beaucoup plus difficile.”
Blake Gopnik
Rivaliser pour notre inattention : se laisser de nouveau piéger
Paradoxe des temps modernes : il faudrait parvenir à recréer les conditions pour se laisser surprendre par la beauté des choses, notamment derrière les écrans. D’une certaine façon, ce qui parvient enfin à nous faire bondir de notre smartphone est quand celui-ci affiche des éléments gênants (un bug, OMG!), ou quand quelque chose de déroutant arrive dans notre vie quotidienne (le barista de Starbucks a mal écrit mon prénom, OMG!, vite partageons cette information capitale sur Insta !).
Pour y arriver, différentes communautés mettent en place des stratégies qui poussent à sortir du quotidien et de son flux de similitudes.
Du côté de la mode, un retour vers les prémices du “fashion blogging” connait un succès certain sur TikTok. Le principe : s’inspirer de ce qui était la référence du style il y a plus de 10 ans, comme les looks de Tavi Gevinson. Et partager les contenus. Un décalage qui peut interpeler les audiences et finalement être plus chargé émotionnellement.
Le grand attrait des plus jeunes pour une esthétique rétro est manifeste dans les réseaux sociaux. Les “vieux” appareils photos numériques comme les Olympus FE-230 ou autres Canon Powershot sont très prisés. De nombreux comptes se sont ouverts récemment pour véhiculer des images d’un autre temps. La préhistoire numérique contre la dernière innovation vantée pour l’iPhone 15 en somme.
À défaut de savoir où on va, pouvoir se plonger dans la seule extrémité du segment numérique que nous pouvons maîtriser - le passé - a un côté profondément rassurant.
Eric Briones, auteur de "Luxe & Digital II", et co-fondateur de la Paris School of Luxury, livrait une analyse intéressante de la dernière campagne Balenciaga :
“Les visages mythiques sont remplacés par les accessoires les plus hors normes de la maison. L’ironie des mots est délicieuse en enchaînant ‘Probably not what you’re looking for’ (Probablement pas ce que vous cherchez) ou ‘no blabla’ (…). Les stratégies d'élévation demandent de changer de barycentre générationnel, vers la Gen X et moins la Z.
Et le "Think Different" est très Z voir Boomers.”
Eric Briones
En remixant ainsi un code culturel qui appartient à une autre marque, Balenciaga assume la blague d’initiés à destination d’un public plus mature. La suite logique des invitations envoyées en 2022 pour le défilé automne-hiver de Demna Gvasalia non pas dans de jolis cartons mais gravées aux dos d’iPhone 6S cassés.
S’engouffrer dans notre inattention serait donc une façon de créer une disruption, de nous forcer à plisser les yeux. De donner plus de vivance à une idée.
La seconde et demie qui compte
L’application de la célèbre punchline de la série Lupin : “vous m’avez vu, mais vous ne m’avez pas regardé” trouve ses racines dans différentes études scientifiques. Il s'avère que si vous ne remarquez pas une nouvelle information dans votre champ visuel dans la première seconde et demie, il est peu probable que vous la remarquiez tout court après !
Google a compris assez tôt la puissance de changer les habitudes de son moteur de recherche. En 1998, les fameux “doodles” (ou gribouillages) font leur apparition. Et surprennent les utilisateurs à travers le monde, dont l’attention se retrouve soudainement perturbée.
Des marques ultra communautaires comme We’re not really strangers n’ont de cesse de mêler tactiques d’inattention et messages inattendus. Vous pouvez recevoir un email de la fondatrice à la façon d’un texto d’un copain éméché à 3 heures du matin, recevoir des .pdf à imprimer pour arrêter de vous embarquer dans des relations toxiques. En somme, en remettant de la friction dans les échanges,
L’inattention donnerait du coffre - et du coeur - à nos navigations en ligne. Wander, lancée en 2019, permettait à des possesseurs d’Oculus Quest de se perdre dans les archives de Google Street View, géographiquement et temporellement. Le langage des messageries repose essentiellement sur des codes culturels qui jouent à plein sur les tensions inattention / attention. Les Easter Eggs - ces fonction cachées au sein d'un programme ou d’un jeu vidéo - sont toujours aussi prisés. Pour la dernière paire de Terra Forma Nike x Off-White, les designers ont ajouté un désormais mythique “Virgil was here” au dos de la semelle, caché à première vue mais qui a ensuite été découvert par des sneakerheads.
Tant qu’il y aura des raisons de faire des captures d’écran d’émerveillement, il y a un espoir pour le web.
Le chiffre de la semaine : 63%
D’après l’étude #moijeune et la vague de septembre 2023, à la question “Et selon toi, en France, peut-on réussir, quand on vient de banlieue ?”, 63% des répondants déclarent : “Oui, mais il faut en faire plus que les autres”.
Les liens épatants
Vous trouvez que l’état du monde, c’est “moyen moyen” ? Alex Murrell va vous renforcer dans cette idée…
Les quartiers ne sont pas éternels, et la façon dont on les nomme est très politique. Etude fascinante du côté du NY Time.
Tim O'Reilly, Dr Ilan Strauss et Pr Mariana Mazzucato ont dévoilé une étude très riche intitulée “Algorithmic Attention Rents: A theory of digital platform market power”.
Bonne semaine ! Et si vous avez des remarques, des recommandations, n’hésitez pas à m’écrire, commenter ou partager cette newsletter ! Mon essai est toujours disponible sur toutes les plateformes et sur le site de mon éditeur L’Harmattan <3
Sur le probleme de l'innatention à l'essentiel, il y a le fameux test des joueurs de basket ball devant l'ascenseur. On rejoint tous les biais cognitifs plus le coté "dérail imperceptible aux non initiés" qui nous amenent aux sociétés secretes... ou à la Lettre Volée. Tu remets du mystere au coeur du quotidien