Effet Eliza et "body doubling" : la présence rassurante des ordinateurs
De nouveaux comportements numériques portés par la solitude croissante brouillent un peu plus les cases entre vie et vivance
Cette semaine pour En Vivance, on ne parle pas de fantôme ou d’Halloween mais bien d’une étrange présence que nous ressentons à travers nos écrans. 🎃🎃🎃🎃
En 1955, Joseph Weizenbaum, alors chez General Electric, conçoit un programme de compréhension du langage naturel nommé ELIZA, en hommage à Eliza Doolittle dans My Fair Lady. Le principe : simuler une conversation entre un psychothérapeute et un patient en utilisant les mots de ce dernier pour façonner les réponses de l'ordinateur à travers 3 scénarios :
reformuler les propos de la personne sur un mode interrogatif
recombiner les mots de la personne
afficher à l’écran « je comprends… » lorsqu’aucune des deux options différentes n’est possible
Weizenbaum, à l’issue de cette expérience, découvre que certaines personnes développent un vrai affect pour son programme et se mettent à développer un attachement, voire une dépendance affective, qu’on nomme l’effet Eliza. Il y a donc 70 ans, on sentait déjà les prémices de la vivance.
Solitude x présence numérique : de nouveaux usages
On en parlait déjà il y a un an dans l’édition d’En Vivance “Seuls sur Terre” : 15% des hommes, et 10% des femmes, déclarent n’avoir aucun ami proche. Ce qui veut donc dire qu’une forte minorité de gens n’a aucun ami…tout court. En France, d’après l’IFOP, environ 9,5 millions de Français vivent dans la solitude chronique, subie, ou parfois choisie.
Cette solitude a comme conséquence l’émergence de nombreux formats de contenus sur les plateformes, notamment sur YouTube. Lucile Le Goallec, consumer insight manager chez Google France, nous livre des exemples précis.
On remarque un succès croissant en France et à l’international des living alone diaries. Ces personnes qui vivent seul.es et partagent leur quotidien sans mise en scène, partagent leurs vulnérabilités et parlent à coeur ouvert. Les audiences s’y reconnaissent, comme en témoigne le succès de la chaîne YouTube de Michelle Choi, ce qui crée une certaine forme d’apaisement”
Lucile le Goallec
Une façon d’apporter du soutien aux personnes isolées mais également de montrer qu’un autre lifestyle est possible. Des observations pas si éloignées de la logique de “body doubling” : le fait de regarder quelqu’un en train de faire quelque chose à travers un écran augmenterait les chances de succès pour accomplir cette tâche.
Apple a récemment produit une vidéo “Study with me” de plus de 90 minutes avec l’actrice Storm Reid en utilisant la technique Pomodoro, qui est réputée pour favoriser la concentration : trois séances de travail de 25 minutes et trois pauses de 5 minutes entre chaque session sont ainsi proposées. Des millions de vues prouvent l’intérêt pour ce type de ressources.
Le risque de remplacer la vie par une “pseudo vie”
Le body doubling peut trouver des déclinaisons plus ambigües à travers des créations purement virtuelles, rendues crédibles à travers l’intelligence artificielle. Des utilisateurs ne suivraient donc pas d’autres humains mais commenceraient à croire sincèrement en une interaction avec des agents conversationnels.
L’effet Eliza semble exploser avec la sophistication des chatbots dopés à l’IA. Début 2023, un Belge s’est suicidé après avoir développé une relation avec une intelligence artificielle sur l’application Chai.
Une preuve tragique de la perte de présence réelle, telle que développée par le philosophe François Jullien dans un épisode de La Conversation Scientifique sur Radio France. Son point de vue : ce qui constitute le sujet, c’est sa capacité d’initiative. Quand on clique sur un lien ou une ressource, nous serions dans le réactif, dans une expérience prémâchée, canalisée, dont les contours sont flous. Ce qui est encore pire dans le cas d’une logique de “promptisme”, dans la façon dont nous interagissons avec des outils comme ChatGPT.
Le penseur fait une analogie avec la manière dont on rabat un arbre : on ne le tue pas mais on diminue son essor; en lui coupant ses branches, on lui fait perdre ses capacités (comme donner de l’ombre).
Ils entendent sans comprendre et sont semblables à des sourds. Le proverbe s’applique à eux : présents ils sont absents.
François Jullien
En d’autres termes, le risque est grand de confondre la vie et la pseudo-vie ; et de remplacer la présence, l’événement, par une pesanteur numérique qui nous couperait nos ailes.
Sans doute pas anecdotique de rappeler cette citation de Goethe : “la présence est la seule déesse que j’adore”.
Le chiffre de la semaine : 75%
Depuis le début de l'année, Linkedin a observé en moyenne une augmentation de 75 % chaque mois au niveau mondial du nombre de professionnels ajoutant des termes tels que "GAI", "ChatGPT", "Prompt Engineering" et "Prompt Crafting" à leur profil.
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Bonne semaine !