Surréalisme et éloge de la friction dans les réseaux sociaux
FOMO, cycles courts : comment reprendre la main sur ce qui nous pousse à l'anxiété ?
Nouvelle édition d’En Vivance. Cette semaine, un thème suggéré par une des lectrices assidues de cette lettre : militer pour l’inconfort !
Pendant des décennies, les plateformes numériques ont tout fait pour améliorer l’expérience utilisateur. En très concret : ne plus avoir à réfléchir, avoir accès à tout, tout le temps, en un clic. Pas une si bonne idée pour Mathilde Gaist.
Même la communication asynchrone, la grande révolution d’Internet, est battue en brèche. Comme si l’attente était devenue interdite. Pas étonnant qu’Instagram ou d’autres messageries instantanées montrent désormais quand un utilisateur est en mode silencieux ou “ne pas déranger”, afin d’envoyer un signal à ses abonnés qu’il n’est pas en mesure de vous répondre dans la seconde.
Une frénésie qui atteint un paroxysme : le temps passé sur un smartphone ne pouvant guère croître, la peur de manquer une information ou de ne pas voir une notification peut paradoxalement être intensifiée.
Le FOMO : une peur de manquer toujours plus grande qui détruit l’esprit créateur
Le “Fear Of Missing Out”, terme créé par Patrick McGinnis alors étudiant à Harvard en 2004, n’a eu de cesse d’exploser sans relâche. Alors qu’on aurait pu croire à son déclin les citoyens ne semblent pas mieux outillés en termes de littératie et de gestion du temps connecté. Le Michigan Daily pose même une question percutante s’agissant des jeunes : et si le FOMO volait les années étudiantes ? En constatant que le temps après le lycée, souvent synonyme de découvertes, était désormais une période d’anxiété et de grande pression conduisant à une aversion au risque conséquente.
Chez L’ADN d’ailleurs, on cite un rapport du Haut Conseil de la famille, qui prouve que la consommation d'antidépresseurs chez les plus jeunes a augmenté de 62% entre 2014 et 2021. Sur la même période, la consommation d'antipsychotiques s'est accrue de 48%. Effrayant.
Des cycles toujours plus courts, des récits en désespérance
, dans sa (très) riche newsletter The Storyline, mentionne l’impact de l’ère des cycles courts y compris du côté des marques.Et le plus intéressant, c’est qu’à force de vouloir maintenir le rythme et rester à la pointe des tendances, les entreprises ont fait de leurs stratégies marketing le terreau d’une culture de l'éphémère, où ce qui était populaire hier est obsolète aujourd'hui
Noémie Kempf
Un paradoxe pas si éloigné de ce que nous constatons en politique. Les équipes de Joe Biden ont récemment rejoint Truth Social, le réseau social des soutiens de Donald Trump. La raison évoquée officiellement sur Twitter par l’équipe de campagne :
“Nous venons de rejoindre Truth Social, principalement parce que nous pensions que ce serait très amusant. Suivez-nous là-bas pour des vérités et des re-vérités ou quoi qu'ils les appellent : http://truthsocial.com/@BidenHQ”
…ou comme le résume le New York Times : Biden, en trollant Trump, rejoint Truth Social : ‘convertis bienvenus’ !
Oh My God. Pas sûr que troller pour s’amuser soit une façon de redonner du sens en la politique.
La conséquence de ce FOMO et d’une sensation d’urgence de plus en plus présente conduisent Scott Galloway à écrire non sans malice que “nous devrions nous inquiéter des hommes qui optent pour le day trading et la pornographie au lieu de construire, créer et réparer”.
Se construire contre l’éphémère, c’est d’abord se révolter debout, assis et…surtout couché
En 2021 en Chine, le mouvement “tang ping” lancé sur Weibo (puis censuré) avait fait grand bruit. Pour lutter contre le surmenage au travail et les cadences insensées, des internautes ont commencé à poster des photos d’eux tout simplement couchés par terre. Une façon de se mettre non pas vent debout mais vent couché contre un nouveau normal plus tout à fait tolérable.
Dans un podcast de l’American Psychogical Association, Kate Sweeny, professeure de psychologie à University of California, parle de la différence entre l’attente et l’inquiétude. Et développe un argument contre-intuitif : les moments où nous nous faisons du souci peuvent parfois être très positifs. D’abord parce qu’ils permettent d’attirer une certaine attention à soi en mobilisant un réseau; et parce que très souvent, envisager le scénario du pire peut éviter qu’il n’arrive (pensez à mettre votre ceinture en voiture, vérifier que le gaz est éteint etc.).
Révolte, anticipation, reprise en main de la temporalité. Il s’agit bien de se construire contre l’éphémère. La friction est un élément crucial de la promesse du web à ses origines nous rappelle Mathilde Gaist.
Élaborer un chemin pour trouver une information. Prendre le temps de voir une vidéo se charger, promesse d’un contenu divertissant ou informatif. Espérer que la connexion tienne pour recevoir son fichier. Economiser ses heures de connexion pour les allouer à nos choix préférés. Mais trêve de nostalgie, la friction est déjà bien présente à travers différentes initiatives vertueuses :
de nombreux projets entrepreneuriaux de crowdfunding jouent justement avec le nécessaire temps de conception, puis de mise à disposition d’un produit ou service : c’est parce que vous décidez d’entrer dans ce temps long que le résultat final aura toute sa saveur
les plateformes d’apprentissage jouent avec le déblocage de niveaux, progressivement. C’est en échange d’un effort fréquent que de nouvelles étapes deviennent accessibles. Voir ce sujet la très bonne plateforme Inside LVMH
BeReal n’a certes pas explosé comme d’autres réseaux mais l’idée de ne pouvoir poster qu’une seule photo par jour, et dans un laps de temps limité pour pouvoir voir les photos d’un petit groupe d’amis, a pu challenger la logique de flux, de feed, qu’on prend comme évidente mais qui est en fait un choix très politique
Le surréalisme, première voie pour réinventer la friction et les usages ?
C’est souvent du côté de la création qu’on perçoit les premiers balbutiements, les remises en question du status quo.
D&AD, organisation éducative britannique créée en 1962 pour promouvoir l'excellence dans le design et la publicité, a sorti dans son rapport de tendances 2023. En filigrane de ce rapport : la notion de “surréalisme joyeux” qui conteste l’apathie provoquée par le FOMO et les cycles courts.
Et jouer avec l'humour équilibre l'incertitude d'un monde turbulent.
D&AD
À défaut de pouvoir débrancher les iPhones, de nombreuses créations misent sur l’envie d’évasion des gens en juxtaposant de façon inattendue des univers, en apportant des concepts qui mêlent des temporalités et des courants artistiques. Reprendre la main sur la friction, c’est d’abord mélanger ce qui ne devrait pas l’être afin d’éveiller la curiosité.
Pour conclure, un poème que j’adore d’une autre lectrice d’En Vivance :
Le chiffre de la semaine : 17.6%
17.6% des Américains consomment des vidéos de divertissement directement dans leurs voitures. Ce qui pose bien sûr la question de la sécurité routière mais surtout de notre incapacité à devoir “remplir” le temps de contenus.
Les liens épatants
Les pédophiles se réjouissent de l’arrivée de l’intelligence artificielle et personne ne semble pouvoir endiguer le problème. Décryptage chez Rolling Stones, il faut avoir le coeur bien accroché
C’est quoi l’originalité à l’ère de l’intelligence artificielle ? un talk d’Eileen Isagon Skyers
Un peu de légèreté avec cette plateforme - TIF.Hair - qui recense les établissements de coiffure et leurs noms toujours…étonnants
Bonne semaine !
48% rise in use of antipsychotics! These stats Laurent are just surreal... Thank you for another brilliant piece. We need your articles on the politics and psychology of engaging online to be commissioned in English somewhere to reach even more people...
Yes, I agree. But politeia (the Ancient Greek meaning) is what social media was meant to be don’t you think? It was the original vision.
But now there is nothing governing it. No moderation, no leadership, no way to decide what is true. And the masses are divided...
So has social media become just entertainment... (troller pour s’amuser)?
Or is it a political battleground... or a state of anarchy?
Or is it a surreal art form where we are no longer the subjects, but its objects?
In fact, what are social networks today? How do we define them?
This is a political question.
A psychological question.
A philosophical question.
A moral question.