Aura farming : cultiver sa présence algorithmique
Quand la présence en ligne devient une ressource à optimiser, se rendre visible ne suffit plus - il faut savoir cultiver son aura.
Mardi soir sur la Terre. Lettre écrite sous le soleil parisien. Vous pouvez lire ce post en anglais. N’hésitez pas à partager cette lettre et à la recommander.
Un sujet commence à monter dans les forums et TikTok : la notion d’aura farming.
Combinaison de aura - cette forme de charisme presque magique qui attire les regards, et de farming - terme emprunté au jeu vidéo pour désigner une action répétitive visant une récompense - l’aura farming désigne l’effort stratégique et continu pour cultiver sa personnalité publique, son facteur cool, son magnétisme social.
Des origines dans les jeux vidéos et les anime
Le terme prend racine dans des univers comme Dragon Ball Z, où des personnages comme Piccolo sont adulés non pas pour leur omniprésence, mais au contraire pour leurs interventions rares, stylisées, et décisives. Sauver Gohan à plusieurs reprises, apparaître dans un halo de mystère : Piccolo “farme” son aura à travers des actes calibrés, mémorables, souvent héroïques.
Transposé à la culture web, l’aura farming devient un mode opératoire pour bâtir une présence mémorable, quitte à se rendre rare, iconique, ou à surjouer certaines apparitions. Un influenceur qui ne parle que quand “il le faut”, un acteur comme Timothée Chalamet dont chaque sortie publique est disséquée, capturée, transformée en memes et gifs sont des exemples typiques d’aura farming en ligne.
Ce farming ne produit pas de monnaie virtuelle, mais un capital d’aura, une sorte de score implicite, nourri par des conversations en ligne (posts, threads, commentaires idolâtres ou ironiques), des memes (réactions, reprises, remix), et des analyses par les fans les plus pointus (ex: “il/elle a trop d’aura”, “il/elle a perdu son aura depuis telle apparition” etc.). Ce qui conduit évidemment à une forme d’humour quand la personnalité tombe dans des biais performatifs trop visibles.
L’aura devient une unité de mesure instable mais performative : un classement communautaire de la vivance numérique. Plus une personne est ressentie comme “vivante” en ligne - présente, résonnante, animée - plus elle existe dans les esprits. Aucun domaine n’échappe à l’aura farming. Xi Jingping a par exemple des milliers de vidéos décryptant son aura farming sur TikTok.
Le sentiment de vivance, enjeu de pouvoir
Ce glissement vers une vivance quantifiée ouvre une autre dimension : la gestion de sa “présence algorithmique”, et plus spécifiquement, sa fabrication à la chaîne.
On assiste à une nouvelle forme d’exploitation algorithmique : non plus celle du contenu ou de l’attention brute, mais celle de la présence perçue.
C’est ce qu’on pourrait appeler le “liveness farming” : la fabrication artificielle ou industrielle de moments où l’on semble là, connecté, réactif. Une stratégie de captation, de performance sociale et de monétisation.
Sur TikTok, Twitch, YouTube ou Instagram Live, la pression du live devient centrale, notamment pour les créateurs émergents.
Les plateformes favorisent le “direct”, en promettant davantage de reach et d’engagement à condition d’être visible, réactif, vivant maintenant.
Dans ce contexte, on voit émerger :
des “sleep streams” (lives pendant que l’on dort),
des duels d’emojis ou de cadeaux virtuels entre inconnus,
des faux lives faits à partir de vidéos préenregistrées,
des avatars IA en streaming permanent, lisant des commentaires et répondant en temps réel via synthèse vocale.
Tout cela génère des micro-revenus (cadeaux, stickers, tips), mais surtout, une économie du contact simulé, de la vivance performée.
En 2023, on avait déjà évoqué avec les avatars AI de Meta l’émergence d’une vivance synthétique, où des superstars comme Kendall Jenner ou Naomi Osaka pourraient continuer à faire fructifier leur aura grâce à leur doppelganger numérique. Ces IA misent sur le développement d’affects réels à travers des échanges artificiellement réciproques.
Ces clones digitaux interagissent avec les fans via messages et vidéos générés par IA, alimentant un sentiment de proximité émotionnelle, sans présence réelle.
C’est l’étape suivante du liveness farming : des êtres qui n’existent plus (ou jamais vraiment) continuent à “vivre” dans les interfaces. Un genre de vivance sans vivants.
Une aura sans corps.
Le liveness farming traduit une angoisse contemporaine : l’idée que disparaître, c’est mourir socialement.
Il faut exister tout le temps, mais avec stratégie. Il faut paraître vivant, mais sans se fatiguer. Il faut cultiver son aura, sans l’abîmer.
Dans un monde de flux infinis, la vivance est devenue une matière précieuse, donc un levier de pouvoir.
Mais à force de vouloir l’optimiser, ne risque-t-on pas de fabriquer des présences creuses, des coquilles d’attention sans substance ?
Ou pire : une économie de la vivance où les plus riches automatisent leur aura pendant que les autres “farment” en direct, à bout de souffle, pour quelques likes ?
Le chiffre de la semaine : 260 000
Wikipedia fait appel à une armée de 260 000 volontaires humains afin de modérer la plateforme. Fait intéressant : l’usage de l’intelligence artificielle est strictement intégré. Un (rare) exemple de gouvernance à grande échelle.
Les liens épatants
Archivists Aren’t Ready for the ‘Very Online’ Era (The Atlantic)
Life on TikTok Gave Him the Illusion of Love and a Sad, Brutal End (New York Times)
Inside the life of a 24/7 streamer: ‘What more do you want?’ (Washington Post)
Bonne semaine ! Mon essai “Réseaux sociaux : une communauté de vie” est toujours disponible chez vos libraires. La version anglaise “Alive In Social Media” est disponible sur Amazon.
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