"Ils sont partout" : le Rassemblement National ou la politique du 'mood'
Les réseaux sociaux ont créé des cadres de pensée dévastateurs, tant dans leurs ergonomies que dans leurs capacités à influencer nos haines en ligne.
C’est un choc de plus en France avec des scores ahurissants du Rassemblement National. Cette semaine, la vivance se fait destructrice. Vous pouvez aussi lire ce post en anglais.
Pirater le banal et l’anecdotique pour influencer l’opinion des gens. C’est sans doute la triste performance du Rassemblement National (RN) qui met à profit sa compréhension des réseaux sociaux pour fédérer des millions d’électeurs. Comment le RN peut-il en 2024 se prévaloir de messages d’ “espérance”, notion matraquée par ses alliés dans les médias ? Parce qu’il a réussi l’impossible : véhiculer une humeur, une ambiance, un “mood” qui parvient à attirer et fédérer les gens.
Jordan Bardella : double langage et doubles espaces social media
Les commentateurs politiques ont eu du mal à comprendre la force de Jordan Bardella dans les réseaux sociaux. Alors que dans les débats, le candidat RN s’est a priori fait malmener par ses détracteurs sur le fond, il a à chaque fois gagné des points dans l’opinion.
expliquait ce paradoxe dans une vidéo sur LinkedIn :“Ce n’est pas la même chose d’être bon techniquement - et d’être compétent - et d’être aimé, et d’être populaire, et d’être élu.”
Philippe Moreau Chevrolet
En d’autres termes, insister sur le rationnel, sur l’argument technique, serait presque vain. On en parlait déjà en mai dernier, Edgar Morin déclarait que le “le progrès des connaissances a suscité une régression de la pensée”. Une assertion qui reprend une étude de 2011 “The Polarizing Impact of Science Literacy and Numeracy on Perceived Climate Change Risks”, dont les conclusions étaient (déjà) sans appel : en augmentant la littératie scientifique, la polarisation des opinions augmente.
Jordan Bardella a compris la force du raccourci graphique et visuel plutôt qu’écrit. Une force que nous utilisons tous intuitivement dans nos usages : un jeu d’émojis bien senti permettra de faire comprendre son intérêt pour une autre personne, voire de faire partie du jeu de séduction. Une séquence GIF remplace en quelques secondes une idée complexe. Le meme permet de propager une humeur plus ou moins claire sans avoir nécessairement besoin d’avoir toutes les clés de lecture, du propos.
Jordan Bardella n’a pas seulement utilisé le double langage lors des campagnes électorales. Il a été un des premiers à jouer à plein le double espace temps (et physique) des réseaux sociaux en décorrélant le temps politique classique (le débat télévisé, les conférences de presse, le travail parlementaire etc.) du temps social media. Des citoyens ne s’informent que via la télévision; d’autres uniquement via les réseaux sociaux; une façon pour le RN d’animer différemment les différents espaces dans lesquels se forment les opinions.
Le potache brun : le braquage des réseaux sociaux
2.4 millions de vues sur TikTok pour Jordan Bardella en train de mettre de la moutarde dans son sandwich, 3.1M de vues pour parler de macarons de Moselle. Autant d’exemples a priori étonnants au milieu d’un temps politique ultra tendu pour les Européennes puis les législatives.
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L’anecdotique permet un partage de contenus à faibles niveaux de polémiques auprès de cibles ultra larges qui vont partager ses vidéos de façon potache dans des groupes de discussion. En retour, ces indicateurs d’engagement vont conduire les algorithmes à pousser du contenu RN-compatible à la réouverture de l’application auprès de non-militants à travers la logique de concaténation. Une façon de véhiculer des messages plus doux, fréquents, qui à force de répétition s’inscrivent dans le quotidien des gens.
C’est d’ailleurs les commentaires qui intéressent le plus les publics atteints : en vérifiant le “mood” sous les vidéos sur TikTok, le RN parvient à véhiculer une ambiance encline à créer de l’adhésion, tout comme ce que nous pouvons observer du côté des tabloids au Royaume Uni.
“For this reason, the comments section is not just a place to encourage readers to interact, but has also become a useful way for editors to judge where best to pitch future coverage, enabling them to understand what angles are working, but what might risk alienating their base.”
Dr Chmielewska-Szlajfer, London School of Economics
Jordan Bardella et son staff utilisent également les traditionnelles techniques de montages vidéo pour sortir les petites phrases faites pour être partagées depuis ses interviews. Une combinaison futile x arguments qui non seulement atteint les cibles mais font que celles-ci participent (souvent involontairement) au travail d’amplification à travers leurs interactions sur les contenus.
C’est bien là qu’est la force du RN : manipuler non pas de façon évidente l’opinion mais s’infiltrer dans le banal, dans l’ordinaire, plus seulement par l’écrit ou à travers des discours, mais désormais sur les référentiels populaires tant esthétiques, sémiologiques. Emotionnels. Une machine à mood. Peu importe que les candidats au niveau local soient connus ou non en somme : ils font partie de l’ambiance RN.
Le chiffon rouge et les porte-flingues pour faire le sale boulot
Les analystes et les journalistes ont beaucoup parlé d’autres cadres du RN qui auraient été en roue libre comme Roger Chudeau, et ses monstrueuses déclarations contre les Ministres binationaux. Je ne pense malheureusement pas. Ces alliés de Jordan Bardella servent au contraire à nourrir les franges les plus racistes et radicales de l’extrême-droite, afin de les rassurer dans leurs convictions sur la réalité du projet RN, et de nourrir de contenus ces sous-groupes, à travers le processus de concaténation des réseaux sociaux comme TikTok. La concaténation permet de regrouper en temps réel des utilisateurs dans des sides et de les nourrir de contenus précis.
“au lieu de catégoriser les contenus de façon traditionnelle (par exemple : cuisine, mode, chat, etc.), TikTok invente ses propres catégories, ses propres « sides » (en français : des parties ou côtés). En d’autres termes, TikTok analyse en permanence des enchaînements d’actions émergentes, puis va les suggérer à des utilisateurs qui ressemblent à ceux qui ont débuté ces enchaînements. TikTok assume une part d’erreur dans ce système, et corrige en temps réel les critères et les audiences à qui servir ces contenus, toujours plus précis. La créativité humaine étant sans limite, les utilisateurs se retrouvent à travailler pour le réseau en offrant ces enchaînements logiques ; les créateurs de contenus détectant à leur tour une opportunité, ils se retrouvent à créer des contenus pour ces nouveaux enchaînements logiques. Des enchaînements logiques qui tapent bien souvent dans le mille soit des sentiments les plus profonds des gens, soit de biais cognitifs préexistants.”
Une grande utilité : les cultures dans les réseaux sociaux se croisent souvent comme des navires dans la nuit. Les zones sont de plus en plus imperméables en fonction des goûts des utilisateurs, de leurs affinités. Ce qui permet au Rassemblement National de non seulement porter une image moins polémique à la télévision, tout en exploitant les myriades de couches communautaires dans les réseaux sociaux en faisant porter leurs messages par des “ambassadeurs” non contrôlables par les institutions démocratiques. L’expérience dans les réseaux sociaux pour certaines couches d’utilisateurs dans les réseaux sociaux est factuellement moins raciste s’agissant du RN, tandis que pour d’autres les conversations, le mood est ultra violent, xénophobe. Des expériences diverses sur de mêmes espaces, et pour un même parti.
Des pics de rappels tant “online” que dans la vie réelle. Les autocollants comme “Soral a raison” arborent les routes, les boulevards périphériques, les murets proches des routes nationales. Une façon de mailler le territoire de façon très efficace puisque l’explication de ces affichages sauvages sont à portée de Google.
Le 29 novembre 1930 sortait le journal Je suis partout vecteur collaborationniste et antisémite français sous l'occupation allemande. En 2024, Ils sont partout est sans doute le triste résumé de la stratégie de communication politique du Rassemblement National.
Le chiffre de la semaine : 54%
La Fondation Jean-Jaurès a analysé en détails une série de sept émissions de CNews, Europe 1 et C8 entre le 10 et le 21 juin. 35% des 91 invités politiques recensés sur les trois chaînes (TV et radios) représentent ou se disent proches du bloc d’extrême droite. Pour les deux émissions animées par Cyril Hanouna dans la période, Touche pas à mon poste sur C8 et On marche sur la tête sur Europe 1, 54% des invités politiques sont du bloc d’extrême droite.
Les liens épatants
“My phone is for me, but it is also for you”. Un brillant essai chez Usurpator Mag
David Chavalarias livre une analyse de réseaux des ingérences étrangères dans les élections législatives. A lire chez Politoscope.
Bonne semaine ! Mon essai “Réseaux sociaux : une communauté de vie” est toujours disponible chez vos libraires. Et n’hésitez pas à partager cette newsletter, à liker, à commenter, ou à continuer à m’envoyer des emails : ces notifications sont une joie.
Passionnant. Merci pour les travaux !
Merci pour ce décryptage. De la même manière que le RN a construit ce maillage, ne pourrait on pas imaginer que d'autres puissent utiliser la même stratégie ? Peut être est ce le cas... Autrement dit, comment les combattre ?