Silence parasocial
Produire du silence est devenu vital pour notre santé mentale, à commencer à l'intérieur des réseaux sociaux.
Mardi soir ! J’écris depuis le train pour Amsterdam. Et joie du voyage : une mauvaise connexion à la frontière belge me donne l’envie de parler de silence. Vous pouvez lire cette nouvelle édition en anglais en cliquant là.
Dans les périodes de chaos, ou de polycrises, le trop-plein d’informations n’aide pas à mieux entendre et à trouver sa place. Edgar Morin déclarait que le “le progrès des connaissances a suscité une régression de la pensée”. Une assertion qui reprend une étude de 2011 “The Polarizing Impact of Science Literacy and Numeracy on Perceived Climate Change Risks”, dont les conclusions étaient (déjà) sans appel : en augmentant la littératie scientifique, la polarisation des opinions augmente.
C’est un siècle anxiogène dans lequel une denrée semble de plus en plus recherchée : le silence.
Les célébrités, repères dans ce trop-plein
Pour s’y retrouver, des figures influentes qui contrôlent le game dans les réseaux sociaux ont un poids toujours plus important sur la façon dont nous essayons de comprendre le monde qui nous entoure. Les relations parasociales sont devenues très normales dans le quotidien de millions d’humains.
Le principe : les membres d’un public, les audiences, peuvent ressentir et développer une relation psychologique avec des artistes, des performers, des célébrités, que ce soit dans des fictions pures (par exemple une série) ou des mises en scène comme dans les talk-shows. Un mécanisme psychologique (et anthropologique) qui s’accroit avec les influenceurs digitaux, car la répétition de leurs présences dans nos feeds fait qu’ils entrent intensément dans ce qui compte dans nos vies. Et si nous savons in fine que nous n’avons pas totalement accès à une relation réelle, l’attachement créé est quant à lui bien tangible, important. De nombreuses études prouvaient déjà qu’entre des personnes et des robots, les relations devenaient très rapidement bilatérales : nous parlons à ChatGPT intuitivement comme à un Instafriend, nous montrons de l’inquiétude, de la colère, de la compassion, de la sympathie. Une connivence quasi automatique en dépit du fait que nous savons pertinemment qu’il ne s’agit que de codes et de silicium. L’effet Eliza en somme.
Comme le rappelle
, nous acceptons de réduire notre existence en ligne au profit de figures qui prennent plus la lumière :“en utilisant le personnage de Screwtape, C.S. Lewis mit en évidence notre tendance à nous rétrécir encore davantage sous la lumière des célébrités qui exercent une influence culturelle. Il reconnut avec perspicacité combien nous nous empressons d'étouffer notre propre lumière pour servir de miroir à ceux qui sont sous les feux de la rampe.”
Aaron Earls
Cela ne veut pas dire que nous acceptons une servitude volontaire et que nous perdons tout libre arbitre. Mais la mécanique sociale fait que nous avons tendance à nous retrouver réduits au silence au profit d’individus qui ont une vivance plus forte dans les écosystèmes internet. Et que tout est fait pour surpondérer des influenceurs qui ont atteint une masse critique d’abonnés. Nous nous y retrouvons sans doute, mais à quel prix ?
Après tout, le charisme est un trait injuste hors ligne ; il était logique que sa déclinaison numérique voit le jour.
Produire du silence
Une étude de 2014 intitulée "I'm Your Number One Fan"- A Clinical Look at Celebrity Worship” concluait que les fans les plus hardcore sont plus sujets à développer des traits narcissiques, de la dissociation, des tendances addictives, un comportement de harcèlement et même des achats compulsifs. Ils sont même plus enclins à endurer des symptômes cliniques de dépression, d'anxiété et de dysfonctionnement social. Ce qui se joue est une reprise en main non seulement de notre attention mais surtout de notre capacité à pouvoir entendre de nouveau, à y voir clair.
Réussir à faire taire les réseaux sociaux n’est pas un sinécure. Et comme l’a démontré
en 2022, le silence est lui aussi devenu tendance. Différentes cliniques tentent de vendre des programmes de “digital detox”, tandis qu’aux Pays-Bas, The Offline Club propose (moyennant un forfait) d’échanger du temps d’écran contre du temps réel. Je pense que ce type de silence ne règle notre problème que de façon infinitésimale (et sans même entrer dans le débat de la marchandisation de notre santé mentale…). D’autant plus que toutes les plateformes ont créé des modèles basés sur nos goûts, nos capacités à défendre nos centres d’intérêts, à nous regrouper autour d’une star, d’un creator, de nous diviser et de nous réorganiser en clusters. Sauf que comme l’explique avec brio Seth Godin, cette déliquescence bien audible de nos passions - qui nous donne une raison de pouvoir exister en ligne, de dire “moi je…”, d’avoir l’impression de faire partie d’un groupe - a une conséquence désastreuse : nous oublions qu’il y a des faits incontestables, des vérités absolues, qui devraient être la base réelle de nos échanges.Every day, we’re celebrating a splintering of taste, but it’s worth pausing before we embrace the idea that there are no facts. That’s not useful.
Seth Godin
“N’est-il pas minuit dans notre siècle ?” écrivait donc Edgar Morin. Plusieurs actions peuvent nous aider à produire du silence :
Consommer les réseaux sociaux en totale conscience. Sur les plateformes, créer plusieurs comptes en interdisant l’accès à votre carnet d’adresses est une façon de briser en partie la logique de concaténation. Sur TikTok, ce “truc” est révélateur : la plateforme vous donnera des contenus que vous souhaitez réellement voir après quelques jours. Mais vous verrez aussi à quel point TikTok n’est pas neutre en vous poussant les petites phrases d’un Jordan Bardella à côté d’un adepte de Raël car TikTok estime qu’il doit voir s’il peut vous ferrer. Le référendum est en temps réel et contre nous
Consulter les plateformes la nuit; ça peut paraître étonnant mais les serveurs Discord, ou les flux “live” suivent généralement le cycle de vie dans une zone géographique (sauf si vous êtes binational ou vous même une célébrité…). Il est tellement agréable de voir un rythme de notification drastiquement baisser, voir des flots d’échanges souvent de meilleure qualité. Faire silence de la journée numérique, en somme, et se mettre en mode avion en matinée
Créer des espaces de silence ; des groupes d’études activent volontairement une discussion sur Zoom, sans avoir le droit de parler, pour justement bénéficier d’une forme de silence à travers les logiques de Body Doubling : l’écran est mobilisé et silencieux, le smartphone d’une certaine façon non tolérée
Disparaître par intermittence ; de plus en plus de personnes qui travaillent dans le numérique mettent leurs comptes en mode inactif pendant un temps. Non pas pour une detox mais pour imposer leur propre temps aux plateformes
Chut ! Écoutons la nuit.
Le chiffre de la semaine : 17%
D’après le World Economic Forum, pour 17% des interrogés, des risques de catastrophes globales seront imminents dans 10 ans.
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