Géo-anonymes contre pseudo-réalités sur mesure
Les plateformes comme TikTok ne font pas que renforcer des biais : elles créent des univers sur-mesure. En devenant géo-anonymes, les utilisateurs pourraient reprendre le pouvoir.
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La Commission d’Enquête du Sénat “Influence TikTok” a rendu des conclusions alarmantes en juillet 2023. Au cœur du rapport : la désinformation et le risque de réalités parallèles notamment auprès des plus jeunes.
“TikTok est un mauvais élève de la lutte contre la désinformation. Selon NewsGuard, il suffit de 40 minutes sur l’application pour se voir proposer des vidéos aux contenus faux sur les sujets d’actualité. La désinformation semble encore plus importante quand TikTok est utilisé comme moteur de recherche (…). L’opacité est totale s’agissant du shadowbanning, technique visant à censurer des contenus non en les retirant mais en les invisibilisant.”
Commission d’enquête sur l’utilisation du réseau social TikTok
Les enjeux de santé publique, l’opacité de la politique de modération sont autant de points étayés dans La Fabrique du Mensonge (TikTok : l’ombre chinoise). Ce qui m’a marqué le plus dans cette épisode : la très faible littératie des gens, les faisant consommer de façon permanente (et passive) des heures de vidéos sur la plateforme, par la magie des algorithmes qui fixent leur attention sur un flux de contenus personnalisés.
“À chacun sa vérité”
Je me rappelle en 2017 une conversation avec mon ami Raphaël Ly qui m’avait dit qu’il n’existe en fait jamais un seul site web, mais autant de sites web que d’utilisateurs.
Derrière son argument : le fait qu’un site se modifie en fonction des envies de la personne, son historique de navigation, et parfois même les éléments de personnalisation choisis par lui. Sur Amazon ou Vinted, l’ouverture des sites suggère des produits associés à vos précédents achats ou recherches. Et sur votre site média préféré - par exemple le New York Times - vous pouvez choisir d’exclure certaines sections et d’en surpondérer d’autres.
Un principe a priori de bon sens : donner aux gens ce qui les intéresse le plus afin d’augmenter le temps passé ou le nombre de pages vues.
Une personnalisation qui conduit à l’enfermement
Les problèmes démarrent quand la personnalisation ne touche plus seulement des usages fonctionnels (faire gagner du temps à l’utilisateur en lui proposant des choix connexes) mais tend à réduire l’univers des possibles des gens en les emprisonnant dans un petit coin de connaissance, paradoxalement enrichi de nouveaux contenus.
Un effet bien connu des marketers est qu’à mesure que nous acquérons plus d'informations sur un sujet, notre confiance augmente. Ce qui peut conduire à des comportements négatifs dans de nombreux cas : ce n’est pas parce qu’on croit que la Terre est plate et que des centaines de nouveaux contenus sur TikTok défendent ce point que nous offrons du “mieux” aux membres de la plateforme. C’est même généralement l’inverse qui se produit : les activistes (notamment ceux du côté conspirationniste) ont comme mission de fournir ce type de signaux, passent un temps conséquent à atteindre de nouvelles audiences, sont habités par leurs croyances. Bref, parviennent à donner plus de poids à leurs convictions en parvenant à manipuler les plateformes, en mobilisant leurs bases autour de stratégies “engage-to-play” comme expliquées par
. La personnalisation devient plutôt l’ennemi de la raison, une véritable gageure à tacler.Pseudo-réalités sur mesure
Renée DiResta (Stanford Internet Observatory) parlait dès 2019 de pseudo-réalités sur mesure. En jeu : ne pas pouvoir trouver de consensus, de compromis, entre des points de vue radicalement différents quand les gens croient en des “pseudo-réalités” ancrées si profondément.
“Ils font face à un déluge de contenus hyperpartisans, soigneusement adaptés aux croyances préexistantes, amplifiés par une transmission quasi-instantanée sur les médias sociaux et un cycle d'actualités qui ne dure guère plus d'une journée. Cela présage une transformation sociétale : notre écosystème d'information ne nous aide plus à parvenir à un consensus. En fait, il le décourage structurellement et facilite plutôt une dissension de pseudo-réalités sur mesure”.
Renée DiResta
Des pseudo-réalités qui s’inscrivent par la répétition, par la création d’un lien social qui devient très important, notamment dans une ère où la solitude explose. Je l’évoquais déjà cet été : à force d’habitudes et de se voir assister dans nos consommations de contenus, on perd en effort ce que l’on gagnait pour développer son sens critique.
Ces pseudo-réalités tuent, dans la vraie vie. Dans les lycées, les rues d’ici ou d’ailleurs. Pseudo-réalité ne veut plus dire uniquement virtuel, loin de là.
Une des solutions mentionnée par DiResta est de forcer la rencontre “physique” entre tenants de positions opposées. C’est une des stratégies électorales qui porte encore ses fruits : forcer le porte-à-porte, aller à la rencontre des électeurs dans le cas des campagnes, à condition que les conversations se transforment réellement en actions. Pousser des conférences auprès de publics scolaires afin d’incarner ce qu’on lit dans les manuels n’est pas forcément une sinécure, pourtant l’exercice paie.
En France, l’émission En Terres Opposées, présentée par Karim Rissouli, propose de réunir plutôt que de caricaturer les débats, notamment à travers des invitées comme Camille Etienne. Et je dois bien avouer que voir des gens qui ne s’invectivent pas ou ne se menacent pas derrière un écran est follement rassurant. À voir quel public regardera en profondeur ce format.
Demain tous “géo-anonymes” ?
Dans l’émission Tracks East “États-Unis & Russie : une nouvelle guerre froide ?”, diffusée sur arte, Nadya Tolokonnikova, fondatrice des Pussy Riots, amène une notion nouvelle. Elle dit s’identifier comme “géo-anonyme”. Les mots ont un sens et cette terminologie mérite d’être décryptée.
Nadya Tolokonnikova ne souhaite pas quitter internet ou les réseaux sociaux. Elle ne se présente pas comme pirate et ne cache pas son visage. Elle semble faire référence à une pratique relativement ancienne qui visait à laisser le moins de traces exploitables par les agences de renseignement :
fréquenter plutôt des bibliothèques car ces espaces ne collectaient pas nécessairement de données ; les bibliothèques américaines avant 9/11 étaient protégées contre les demandes sur ce que leurs usagers lisaient ou consultaient en ligne
utiliser des téléphones publics moins susceptibles d’être écoutés
contribuer au débat public et faire entendre des voix dissonantes : en somme, produire du silence auprès des systèmes de surveillance mais émettre un message maîtrisé auprès d’un public cible
Les géo-anonymes pourraient agir comme contre-poids aux pseudo-réalités. D’abord, en reprenant la main sur le bouche-à-oreille réel. Yoani Sánchez avait très tôt montré la voie dès 2007 en faisant publier ses articles de blog par des dissidents à l’extérieur de Cuba par un système ingénieux de transmission d’informations (notamment grâce à des clés USB).
Ensuite en parvenant à créer des décrochages, des effets de disruption, en faisant documenter leurs actions par des audiences friandes de communications plus atypiques, et donc prendre les plateformes à leurs propres pièges, celui de la concaténation.
Le chiffre de la semaine : 10%
Sur les 610 000 personnes décédées en 2018, 47 % sont parties dans leur département de naissance d’après l’Insee. Un Français sur dix meurt dans la commune qui l’a vu naître. Le local, toujours le local.
Une tendance de fond, sauf en région parisienne.
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