Comment nous sommes devenus les hôtes d'accueil du web
Analyse de comment le passage de la logique de "page d'accueil" à "écran d'accueil" impose un nouveau rapport au web
Bonne rentrée à vous ! Bienvenue aux nouveaux abonnés, que j’invite à découvrir le “guide thématique” et bien sûr mon essai sur les réseaux sociaux !
La première page web - et partant première page d’accueil web de l’histoire - est lancée le 6 août 1991. Une page dédiée à l’accès à l’information, créée par Tim Berners-Lee, depuis un ordinateur du CERN, qui a d’ailleurs eu la bonne idée de mettre en ligne une simulation sur leur site web.
L’expérience était claire : une série de liens permettait à l’utilisateur de naviguer d’une page à l’autre. La traduction de “home page” en français est d’ailleurs intéressante : la page d’accueil fait plutôt référence à la sémantique des bibliothèques, des lieux, des institutions. Plutôt qu’à un chez-soi confortable. On vous reçoit, on vous redirige vers le bon endroit.
Editorialisation et capitalisation
Très vite, cette logique plutôt froide et désintéressée est battue en brèche par les premiers navigateurs. L’évolution de Netscape est intéressante : dès ses premières versions en 1994, l’entreprise propose une forme d’éditorialisation et de curation des ressources web à travers leurs propres regards, avec des boutons “what’s new” ou “what’s hot”. Les liens ne sont jamais neutres.
La guerre pour l’attention des gens (et nos clics) peut se regarder au prisme de la lutte qui fait rage entre les moteurs de recherche, points d’entrée pendant des années de l’expérience web : Yahoo! semble rapidement s’imaginer en “portail”, avec à la fois ses fameux annuaires de sites mais également les dernières actualités. Une logique de kiosque de services en plus d’un index géant qui là encore mise sur la capacité et l’envie des gens à naviguer de lien en lien. Tandis que chez Google, la promesse est claire : organiser l’information du monde, la rendre universellement accessible et utile. La version mise à jour en 2023 de la mission du moteur de recherche est cruciale pour comprendre les enjeux :
“Les internautes du monde entier font appel à notre moteur de recherche pour trouver des informations, se renseigner sur des sujets qui les intéressent ou prendre des décisions importantes. Nous savons qu'ils comptent sur nous, aussi notre engagement reste immuable. À mesure que la technologie évolue, nous continuons d'aider chaque utilisateur à obtenir les informations qu'il recherche”. Google
Aider à prendre des décisions importantes : la révolution est dans ces quelques mots. La page d’accueil de Google - ou plus précisément le clic d’accueil sur les smartphones - se veut être un compagnon pour les besoins et envies du moment. Surtout, Google promet de ne pas répondre à une demande explicite uniquement mais de travailler les demandes latentes des humains. Ce qu’on constate tous les jours avec les multiples suggestions que Google nous propose, depuis des montages avec nos photos stockées jusqu’à des appels à contribution sur Google Maps.
De la home page au home screen : l’affect contre la logique de bibliothèque
La page d’accueil ne peut plus être pensée isolée du reste de l’expérience utilisateur. Sur nos smartphones, les notifications conduisent l’utilisateur à vérifier ce qui se passe et à entrer sur telle ou telle application de façon beaucoup plus aggressive. En d’autres termes, nous ne nous rendons plus à l’accueil d’une bibliothèque pour y trouver une ressource, nous sommes devenus l’hôte ou l’hôtesse d’accueil pour toute une série de sollicitations, tant privées que commerciales ou professionnelles. Les réseaux sociaux font de nos secondes disponibles une vraie pression pour orchestrer les bons choix. Finalement, l’acte de chercher est devenu minoritaire par rapport aux centaines d’autres actions tacitement imposées, alors qu’au début du web, la recherche était le point d’entrée.
Dans ce nouveau normal, TikTok qui devient une alternative aux usages de recherche n’est pas si étonnant. À la fois divertissement, flux permanent d’informations, signaux, place de socialisation devant un smartphone - et en dehors : t’as vu le dernier TikTok ? - la plateforme propose une solution intuitive, facile d’utilisation et sur des formats fortement concurrentiels - et partant optimisés pour capter nos cerveaux. En regardant le JT de 20h sur TF1 ou France 2, j’ai même eu du mal à trouver un sujet qui ne mentionnait pas l’influence de TikTok.
Nous sommes devenus les hôtes et hôtesses d’accueil du web. Le risque étant grand de se voir imposer un agenda médiatique lointain, fictionnel. L’environnement numérique des gens, sous couvert de personnalisation, se retrouve rempli des logos des applications, dans lequel le glissement fluide des écrans tactiles crée une sensation de vivance, de vérité, de tangibilité. Paradoxe donc : à force d’habitudes et de se voir assister dans nos consommations de contenus, on perd en effort ce que l’on gagnait pour développer son sens critique.
À force d’habitudes et de se voir assister dans nos consommations de contenus, on perd en effort ce que l’on gagnait pour développer son sens critique.
Le chiffre de la semaine : 2 minutes et 1 seconde
D’après GWI, le temps passé dans les médias sociaux aurait atteint un plafond. En Europe, les utilisateurs y passeraient 2 minutes et une seconde par jour. Ce qui ne veut pas dire que l’importance est moindre, mais qu’avec une disponibilité limitée, les humains font des arbitrages radicaux entre les applications dont ils ont besoin et…les autres. D’où l’importance de la vivance et des…notifications utilisées à bon escient.
Les liens épatants
Yu-kai Chou rappelle comment Taiwan a gamifié dès 1951 les…impôts. Une vraie logique d’influence et de vivance. Passionnant.
Dans Momus, une analyse acerbe intitulée “we’re alive, Pablo is dead” de Pablo Picasso et du rôle de construire son histoire du temps de son vivant. Le lien avec les réseaux sociaux ? La force de la documentation et de l’entourage
Du côté des passionnés d’horlogerie, Serge Maillard et son équipe ont lancé The Watch Library. Un accès phénoménal à 320 000 archives depuis 1650. Ce qui prouve que l’historicité est un des nerfs de la guerre quand il s’agit de démontrer la valeur d’un objet. Collectionneurs, courrez-y