Une typologie de nos expressions en ligne
Murmures, errances, échos, performances : les réseaux sociaux nous conduisent à de nouveaux comportements entre émotions et formalisations de nos pensées influencées par les plateformes numériques.
Mardi soir sur la Terre. Bienvenue aux nouveaux abonnés. Cette semaine, on parle expressions et sentiments.
En 2005, Sep Kamvar et Jonathan Harristhat lançaient We Feel Fine, un almanach des émotions humaines en ligne, qui absorbait toutes les 10 minutes l’essentiel des articles de blogs postés ou autres tweets. Pour la première fois de l’histoire, on se rendait compte que toutes nos contributions en ligne n’étaient pas que des séries de 0 et de 1 mais bien des sensations, des ressentis, de véritables mouvements qui suivaient des schémas.
Une des fonctionnalités les plus intéressantes de We Feel Fine était de filtrer les émotions par rapport à la météo du jour. On voyait alors que nos expressions en ligne changeaient en fonction de la température, et que nous faisions partie - inconsciemment - de plus grands ensembles sociaux et culturels.
20 ans plus tard, les expressions en ligne semblent être en pleine tension, toujours plus complexes. L’essence convoitée par les plateformes afin de nous retenir chez elles et qu’elles monétisent pour leur propre survie comme le souligne Caroline Busta pour Document.
“This makes sense given that the internet runs on human expression. Affect-rich content drives platform engagement and therefore data cultivation—data that is used locally to build out identities of individual users, as well as anonymized data that is sold (or externally scraped) in bulk for use by third parties such as Shein or programmatic ad brokers.”
Caroline Busta
Je m’essaie à une typologie imparfaite des expressions en ligne, portées par les plateformes numériques qui ont rendu la vivance - la qualité ou l’état d’être en vie - toujours plus imprégnante et toujours plus politique.
Murmures vs bruit
Murmures : Ce sont des pensées fugitives, souvent personnelles, partagées sans grande intention. Par exemple, les stories Instagram, les tweets aléatoires sur X, ou encore les snaps éphémères. Ce type de contenu reflète une communication a priori passive, davantage une expression spontanée qu’un appel à l'engagement. Pourtant, à force de répétition, ces murmures deviennent notre signature, notre tonalité pour nos followers. Les murmures créent paradoxalement de l’attention, un peu comme un professeur qui se met à volontairement parler plus bas pour capter l’attention d’une classe agitée.
Bruit : Similaire en forme, le bruit représente l’abondance écrasante de pensées aléatoires, brutales ou superficielles partagées en ligne. Il contribue à l’encombrement digital, souvent sans articulation très élaborée. Ce bruit - fondamentalement plus dur - captive par sa présence moins que par sa substance. On le trouve notamment pendant les périodes électorales où les camps abondent de contenus les réseaux sociaux plus pour occuper le terrain que pour véritablement convaincre.
Errances vs doom-scrolling
Errance : Il s'agit de naviguer de manière décontractée, passant de post en post ou de fil en fil, sans véritable agenda mais dans un esprit de découverte. Une exploration légère et relaxante du contenu numérique, souvent inspirante. Le mal du lointain ou Fernweh est aussi un moteur pour cette jolie errance. On recherche la perle rare, du contenu caché, comme un flâneur sans contrainte.
Doom-scrolling : La version plus sombre de l’errance, où l’utilisateur se retrouve aspiré dans une spirale de contenus négatifs, souvent des nouvelles alarmantes ou du contenu angoissant, amplifiant l’anxiété ou le désespoir. Une forme de piège qui enferme notre esprit tandis que nos pouces remplacent les menottes.
Foules vs Mouvements collectifs
Foules : Les foules en ligne représentent une participation réactive et impulsive à des événements massifs, voire même une rage commune à la façon des « pile-ons » viraux, les campagnes de boycott ou les hashtags polarisants. Ici, la motivation est souvent émotionnelle plutôt que rationnelle, avec un effet de meute dominant.
Mouvements collectifs : Une forme plus organisée et intentionnelle d'expression collective, comme l'activisme pour des causes sociales, les campagnes de financement participatif ou les collaborations créatives à grande échelle. Cette masse numérique semble plus constructive et porteuse de sens.
Échos vs Résonance
Échos : Cela renvoie au partage répétitif ou à l'engagement avec du contenu qui se répète dans des boucles algorithmiques. Il s'agit de retweets, de partages et de likes qui amplifient des publications déjà largement diffusées, sans ajout de valeur. Les échos sont d’ailleurs bien plus que du texte. Ils peuvent être des tendances esthétiques, voire même de montages vidéos, poussées par TikTok et son outil CapCut. La tendance Wes Anderson restera d’ailleurs un cas d’école.
Tiktok failed to load.
Enable 3rd party cookies or use another browserRésonance : Un engagement plus profond, où le contenu, en plus de se répandre, suscite des conversations significatives, des réflexions plus poussées ou des actions dans le monde réel. Les publications qui inspirent des changements concrets ou des transformations culturelles à long terme relèvent de cette catégorie.
Performance vs Être
Performance : L’acte de créer une persona en ligne, où le contenu est soigneusement édité ou filtré pour correspondre à une image que l’on souhaite projeter. Cela inclut les influenceurs qui construisent leur marque ou les utilisateurs qui filtrent leur réalité pour s’adapter à une esthétique particulière.
Le compte de Monica Jiang sur Instagram Être : Une forme d’expression digitale plus authentique, où les gens partagent leurs expériences sans se soucier de l’esthétique ou de la validation sociale. Que ce soit un post vulnérable ou des pensées brutes et non filtrées, il s'agit de vivre en ligne de manière plus vraie. À noter que l’être peut être de plus en plus fabriqué, ce qui conduit à toujours plus de confusion entre le “vrai” et…le véritable.
Hyperlien vs Lien profond
Hyperlien : L’acte occasionnel de lier du contenu, créant des connexions sans grande réflexion ni signification profonde. Cela se manifeste souvent dans des posts ou des commentaires rapides, où les utilisateurs partagent des articles sans vraiment y réfléchir. C’est souvent là que les fake news se répandent, à force de partager de façon mécanique.
Lien profond : Plus intentionnel, le lien profond consiste à établir des connexions entre des contenus qui ajoutent une véritable valeur à la discussion. Par exemple, en reliant un article pertinent dans un post de blog bien recherché ou en créant une chaîne de savoir autour d’un sujet.
Spectateur vs Observateur-Participant
Spectateur : La consommation passive, où l’on observe sans réellement s'engager. Lurker sur les réseaux sociaux, consommer du contenu sans commenter ni réagir, simplement témoigner du flot d'informations.
Observateur-Participant : Une implication active, que ce soit par des commentaires, la création de contenu original ou la participation à des discussions. La participation pousse les frontières numériques et l’utilisateur devient un contributeur plutôt qu’un simple observateur. C’est plutôt le cas sur Twitch ou lors des livestreams.
Éclats vs Flammes
Éclats : Des engagements rapides et temporaires, comme liker un post, laisser un commentaire d’un mot, ou faire défiler sans une interaction plus profonde. C'est l'équivalent numérique d’un coup d'œil rapide.
Flammes : Un engagement numérique soutenu : discussions passionnées dans des fils de commentaires, débats en ligne ou posts qui suscitent des interactions durables.
Mules vs géoanonymes
Mules : Les utilisateurs qui acceptent de “porter” les traceurs et autres cookies de façon inconsciente ou non, et qui par leurs comportements vont influencer à très grande échelle le contenu qui sera distribué à des personnes aux traits similaires.
Géoanonymes : Laisser le moins de traces exploitables par d’autres parties prenantes. Des expressions qui nécessitent un grand niveau de maîtrise des plateformes numériques et un outillage important.
L’objet média de la semaine
Miu Miu a sorti lors de son défilé parisien The Truthless Times, un journal fictif avec de nombreux essais à découvrir. Ils étaient à flasher autour du photocall des célébrités, et hébergés dans un dossier du site web de Miu Miu, en format .pdf.
We're in the endcore now - Shumon Bascar
Glitch is anti-body - Legacy Russel
A shorthand: on a hoodie, Foucault enters a basketball court - Sònia Mbuji-Mayi Deulofeu
Welcome to the psychopolitics of AI - Kate Crawford
Don't be yourself - Eudald Espluga I Casademont
The last resort - Yaiza Hernández Velázquez
(À lire sur mon Google Docs - il faut demander l’accès)
Les liens épatants
J’ai été interviewé autour de la marque LOEWE et son iconicité (The Drum)
J’ai pu contribuer à un décryptage du “Front Row” des Fashion Weeks (Business of Fashion)
L’impact du temps d’écran sur le cerveau des adultes (Stanford)
Bonne semaine ! Mon essai “Réseaux sociaux : une communauté de vie” est toujours disponible chez vos libraires. La version anglaise “Alive In Social Media” est désormais disponible sur Amazon.
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