Suis-je normal ? Les recherches sur internet pour se trouver
Une étude de Google prouve un paradoxe entre désir de trouver ses semblables...et de se rassurer, tandis que les plateformes pousseraient à une prolétarisation des utilisateurs. Tout est politique.
Première édition d’En Vivance de 2024 ! Je vous souhaite tout le meilleur, la santé évidemment et des joies petites ou grandes au quotidien. Le guide thématique a été mis à jour !
C’est une étude passionnante que révèle Google sur son blog français “Futur du Marketing”. Avec Diversidays, association d’égalité des chances qui prône le numérique comme accélérateur de diversité, Google a exploré les tendances de recherche des Français·es sur des thèmes comme le racisme, le sexisme, l’homophobie, le validisme et l’âgisme etc.
Les conclusions ? Nous serions d’après Lucile Le Goallec en face d’un paradoxe entre des Français qui se posent de plus en plus la question “suis-je normal·e ?” (+65% d’intérêt de recherche en 2023 vs 2019) et une manifestation claire de marqueurs identitaires (âge, centres d’intérêt, confessions, engagements etc.).
Une tendance qui suit le même rythme au niveau mondial et qui va probablement s’accélérer dans les années qui viennent.
Se (re)chercher pour se rassurer
Le parallèle avec l’univers de la santé peut éclairer cette tendance, dans un climat d’anxiété croissante, accélérée par la COVID-19.
La “health anxiety” dans le monde anglophone - ou trouble anxieux lié à la maladie, un synonyme plus ouvert et moins négatif qu’hypocondrie - regroupe près de 100,000 membres sur Reddit aux États-Unis. Les recherches parlent de nos intimes les plus secrets, les plus tabous. Comme les peurs irrationnelles qui se manifestent devant un petit tracas : une simple toux nous pousse à percevoir le début d’un cancer quand nous tapons frénétiquement sur nos smartphones et glissons de site en site.
Cette “health anxiety” joue sur le principe de réciprocité : en recherchant des symptômes communs, les gens peuvent trouver d’autres individus comme eux, qui sont passés par là. Une façon de se rassurer en posant un vrai-faux diagnostic qui remplace une partie du gravitas des médecins.
Justement, au-delà du monde de la santé, se regrouper dans des niches d’intérêt est vital pour les utilisateurs de plateformes. Tout comme au théâtre, un spectateur aurait du mal à prendre publiquement la parole devant des inconnus, éprouvant sans doute une sensation de gêne, c’est bien dans des groupes de conversation plus précis, plus privés, que les personnes partageraient avec sincérité une information. Et partant, se livrer à des inconnus sur des sujets très personnels peut dans les bonnes conditions sembler plus simple qu’en face d’amis de toujours.
Alors qu’on assiste à une forme d’accentuation de l’agressivité sur les espaces numériques publics, pouvoir ressentir et exprimer des émotions profondes (comprendre : pas une énième liste de développement personnel sur Linkedin…) sans se faire tacler a des airs de prouesse. En France, le réseau Black Elephant organise des parades virtuelles, qui pousse les membres à exposer leurs vulnérabilités, leurs sentiments. Quand en France, près de 10 millions de citoyens vivent dans une forme de solitude chronique, ou qu’aux Etats-Unis, 15% des hommes, et 10% des femmes, déclarent n’avoir aucun ami proche, redonner des lieux et des occasions de se parler sincèrement devient un sujet très politique.
La fiction et la surenchère, nouveau normal ?
En plus de la solitude et de l’anxiété, un autre levier explique cette crise d’identité. D’après le Washington Post, qui prend l’exemple des vidéos “récaps” (comprendre : des montages vidéos qu’on a vus partout sur TikTok et Instagram, qui visent à résumer l’année écoulée de façon divertissante et esthétisée), on assisterait à une normalisation de…la fictionnalisation de nos vies. Les contenus tagués #yearontiktok ont généré plus de 43 milliards (!) de vues d’après Vogue Business.
Kézako ?
Les outils comme CapCut, gratuitement mis à disposition des utilisateurs, font voler en éclats les barrière à l’entrée artistiques et technologiques. Chacun peut facilement répliquer un montage vu chez un créateur professionnel de contenus, un influenceur. Cette “templatization” ou “TikTokisation” permettrait de romantiser nos vies, de célébrer les joies du quotidien façon Wes Anderson. Sauf qu’à force de voir des contenus aussi joliment faits, souvent présentant des images fabuleuses, certains utilisateurs pourraient trouver leurs quotidiens bien fades. Suis-je normal de ne pas avoir sur mon smartphone une photo de coucher de soleil depuis un eco resort au bout du monde ?
On en parlait déjà il y a quelques mois : les utilisateurs pourraient devenir les forces vives d’un mouvement de “prolétarisation de l’usager” comme précisé par Silvio Lorusso qui a écrit un essai intitulé “Liquider l’utilisateur” pour l’excellente revue Tèque.
L’usine représentant toutes les fonctions de création de TikTok ou même Instagram.
Émettre pour rassembler, et créer “son” normal
Une vision plus optimiste vise à interroger le sujet de massification des moyens de création de contenus; n’est-ce pas au contraire une formidable opportunité d’occuper l’espace numérique et de faire savoir à d’autres qu’on n’est pas seuls ? Avec un renouveau des groupes privés ou semi-privés notamment auprès des publics plus jeunes, on pourrait espérer revenir à l’origine des réseaux sociaux, et même des chatrooms; un côté plus chaotique avec des usages naissants, mais cette fois-ci avec des outils de publication plus simples à maîtriser. Wordpress avait permis dès 2003 une simplification de l’écriture d’articles de blogs, en rendant la création de sites à la portée de tout le monde. CapCut et consorts offriraient de nouvelles façons d’exploiter des expressions orales, visuelles. Comme souvent, d’après la loi de Meltcalfe, “l’utilité d’un réseau est proportionnelle au carré du nombre de ses utilisateurs” mais également à la valeur ajoutée des fonctionnalités apportées par les plateformes.
Le classement de la semaine : AppStore
Aux Etats-Unis, le classement des applications les plus populaires sur l’App Store d’Apple donne le ton des usages en vogue. Capcut est donc la seconde application la plus populaire en décembre 2023, devant YouTube ou même Gmail, mais derrière Temu, une place de marché comparable à Shein.
Les liens épatants
Après le cyber-harcèlement, le cyber-kidnapping. Un signal faible qui risque d’exploser dans les mois qui viennent. A lire chez Gizmodo.
Janvier est le temps des listes et des classements. Le média EnVi m’a demandé quelle était pour moi la “Fashion Power Player 2023”.
Comment faire le deuil d’une personne jamais rencontrée ? Lucie Inland livre une enquête passionnante pour Slate (dans laquelle j’ai la chance d’avoir mon essai cité).
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toujours le thème de la bulle... Mais la tension ancienne entre construire son appartenance (à la tribu etc.) et se singularisant en se differenciant à tout prix atteint des sommets inédiats avec la mise en scène de soi meme. Le spectacle est interiorisé, nous sommes l'écran de notre propre vie, notre propre rideau d'illusion...