Sauvegarder l'invisible
Et si nos émotions numériques les plus marquantes étaient précisément celles que nous ne pouvons plus retrouver ?
Mardi soir sur la Terre. Lettre écrite entre Genève et Paris, où je me suis rendu pour parler héritage et digital à la Fondation Haute Horlogerie. Vous pouvez lire ce post en anglais. N’hésitez pas à le partager et à le recommander.
Une grande partie de notre vie émotionnelle en ligne disparaît des serveurs : les Stories ou statuts temporaires, les messages supprimés, sont autant de traces a priori invisibles qui impactent pourtant profondément notre mémoire émotionnelle, tant individuelle que collective.
L’éphémère numérique, une fausse disparition
Cette disparition est donc relative, car restent dans nos mémoires ces myriades de fragments numériques, ces occurrences et ces événements qui se sont réellement produits.
Les contenus éphémères (Stories Instagram, Snap…) créent une intensité émotionnelle accrue précisément parce qu’ils sont destinés à disparaître. Leur fugacité amplifie leur impact émotionnel. Un contenu partagé avec un groupe restreint (« close friends ») acquiert une valeur particulière, intime, renforçant une complicité implicite entre émetteur et destinataire. De même, un échange d’images temporaires lors d’un flirt manifeste une tension unique, créant un précédent émotionnel que seuls les interlocuteurs partagent et ressentent pleinement.
La vivance numérique – cette qualité ou cet état d’être en vie – émerge précisément de ces indices émotionnels « invisibles » pour les audiences plus lointaines : des pauses inexpliquées lors d’une discussion produisent un silence chargé, tandis que des changements subtils de comportements en ligne (moins de likes, moins d’interactions) peuvent annoncer une dégradation de la relation ou un état émotionnel profond (tristesse, deuil, burnout).
En cela, le monde numérique reproduit fidèlement la vie dite réelle : ce qui n’est pas dit, montré ou explicité se révèle souvent le plus chargé émotionnellement.
Muséographie intime de nos vies numériques
fait un parallèle fascinant entre les musées et nos vies. Nous passons notre existence à proposer une version éditorialisée de nous-mêmes, décidant quelles histoires méritent d’être mises en lumière et quelles anecdotes resteront cachées à jamais :“But museums also choose what to display, what to let rest in the dark, and what to reveal again under new light.
They’re not mausoleums — they are spaces of loss and rebirth. Alive, even in silence.
We are like that too.
Full of rooms. Piled-up memories. Crookedly hung frames.
Ideas that need to come out of storage.”
Babi from Letter B.
Cette sauvegarde de l’invisible passe par des choix de garder ce qui nous semble le plus précieux. Certains aiment écrire des citations de films sur des carnets, d’autres ce qu’ils ont ressenti.
La mémoire numérique est ainsi déporté du lieu initial où le contenu a été produit ; soit de façon totalement analogique dans le cas du journaling sur des carnets papier, soit à travers d’autres supports comme l’application Notes. Ce nouveau contexte peut être source de richesse, exactement comme un conservateur de musée propose un nouveau récit autour d’oeuvres, grâce à son talent d’organisation et d’orchestration du contenu.
Une urgence de sauvegarder l’invisible
On en parlait il y a un an : Internet n’est pas éternel. 38 % des pages internet qui existaient en 2013 sont désormais inaccessibles. Par conséquent, 54% des pages Wikipedia contiennent au moins un lien dans la section “références” qui pointent vers des pages qui n’existent plus.
Cette vulnérabilité souligne un paradoxe fondamental : la mémoire émotionnelle collective ne se conserve pas dans les archives traditionnelles mais vit essentiellement dans les conversations, les souvenirs partagés, les récits informels. Sauvegarder l’invisible, c’est donc aussi préserver une mémoire collective fragile, ancrée dans des émotions et des échanges humains plutôt que dans des données stockées sur des serveurs.
Face à cette précarité numérique, nous devons nous interroger sur les moyens dont nous disposons pour conserver cette mémoire émotionnelle, afin que nos expériences éphémères ne disparaissent pas complètement dans le flux incessant du digital.
Le chiffre de la semaine : 88%
D’après eMarketer, 88% des Gen Z se disent ouverts à partager leurs données personnelles avec les entreprises des réseaux sociaux, soit 20 points de plus que les générations précédentes d’après eMarketer.
Les liens épatants
Paved with desire (Dirt)
J’ai pu partager quelques vues sur le tapis rouge et les réseaux sociaux pour CNN / Hot on the red carpet: Jewelry you can’t buy (CNN)
Bonne semaine ! Mon essai “Réseaux sociaux : une communauté de vie” est toujours disponible chez vos libraires. La version anglaise “Alive In Social Media” est disponible sur Amazon.
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Tellement vrai, mais pas seulement de la vivance numerique; j'ai une grande nostalgie des jingles des radios des années 80, des animateurs qui parlaient sur l'intro des disques - que j'avais capturé dans des K7 qui se sont effacées ou perdues.
Sans lien direct, cette poésie des fragments fait penser immanquablement à celle de haikus. pour rester dans un monde assez professionnel, connais tu les haikonmics d'I. Quezel Perron https://www.babelio.com/livres/Quezel-Perron-Haikonomics/675715). Qui font echos aux notes laissées dans les hotels (et là je conjure la memoire de Lost in translation).