"Merci pour la force" : l'énergie des communautés au service de l'influence
Le théâtre et Ervin Goffman offrent une grille d'analyse sur la façon dont les influenceurs et autres créateurs travaillent au corps leurs communautés
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2023 : dans les réseaux sociaux, les influenceurs, créateurs ou utilisateurs lambda n’ont de cesse de remercier leurs communautés de leur envoyer de la “force”. Sur TikTok, sur les 3 dernières années en France, les contenus tagués #force ont doublé en intérêt.
Si l’expression a d’abord trouvé un certain écho chez les sportifs, c’est désormais toutes les figures qui tentent d’atteindre le succès qui l’utilisent. Le théâtre nous offre quelques pistes pour comprendre cette tendance.
Ervin Goffman : la gestion des impressions laissées
En 1956, Ervin Goffman, sociologue américain, sortait un ouvrage d’une incroyable modernité : La présentation de soi. Au coeur de sa démonstration : dans les interactions sociales, les individus jouent systématiquement un rôle, au sens théâtral du terme. Comme un comédien, l’individu peut se mettre à croire en une forme d’impression qu’il laisse auprès de son audience, se laissant emporter par l’énergie reçue en échange. Et parfois de façon plus cynique, en opérant en conscience son pouvoir sur les publics. Dans les deux cas, seules comptent une forme de sincérité de l’acteur et également une certaine sincérité des spectateurs afin que la relation ou que l’histoire ne tiennent entre les deux parties. Une force qui ne portait pas encore son nom, en somme.
Comme dans une salle de spectacle, il y a la scène, et il y a les coulisses. Coulisses où les masques tombent souvent, où la façade s’écarte. C’est étrangement similaire aux prises de parole dans les réseaux sociaux, y compris dans les temps d’immenses tensions que nous vivons.
C’est dans cet échange de sincérité que la force semble naître : une vibration numérique envoyée par les audiences nombreuses, mélange d’encouragement, d’admiration. Une énergie partagée en responsabilité : les communautés connaissent désormais l’importance de leurs likes ou abonnements dans le succès d’un individu. Et peuvent décider d’avoir un retour sur investissement de l’énergie apportée.
La règle des 3 unités appliquée aux réseaux sociaux : théâtre de la vivance
L'unité d'action du théâtre s’est transformée en unité “éditoriale” sur Instagram ou TikTok. En cherchant à se faire connaître pour une certaine façon de traiter d’un sujet - ou d’être le sujet - on constate une forme de clarification de ce que l’audience peut attendre d’un compte. Le danger est que dans les réseaux sociaux, le public peut décider non seulement de se désabonner mais de critiquer ouvertement une évolution dans l’histoire proposée par l’influenceur. Le piège de la marque personnelle peut ouvrir les vannes à un déferlement de violences. Et il est vrai que l’hyper-personnalisation peut conduire à des réactions épidermiques des utilisateurs trop habitués à des contenus ou opinions allant dans leur sens.
Pourtant, une personne peut décider d’imposer son unité éditoriale indépendamment de la raison pour laquelle elle est connue. Cole Sprouse, l’acteur qui a explosé dans la série Riverdale, propose sur son compte Instagram uniquement son travail photographique, ainsi qu’un compte secondaire (@camera_duels, tout de même 5M d’abonnés). Ce dernier est dédié à un défi où le but du jeu est qu’il prenne en photo en premier des gens qui essaient de de le photographier à l’insu de son plein gré.
L’unité de lieu s’est mue en unité de “plateforme” : l’action se déroule dans un même format, dans une même tonalité. Instagram (et Meta) ont bien compris l’importance d’ajouter différents outils de communication : les Broadcast Channels permettent sans doute d’en dire plus, de donner des clés de lecture, de faire que les coulisses soient un peu plus visibles et donc de mieux maîtriser sa communauté.
L’unité de temps est quant à elle très éparse en fonction des acteurs-influenceurs. Il s’agit plus d’une intensité de temps (combien de fois je poste ? et à quelle fréquence ?) plutôt que d’une époque. Ce qui conduit d’ailleurs certaines figures à s’excuser pour une absence des réseaux hors de leurs habitudes.
La combinaison de ces 3 unités définit le point cardinal d’où va jaillir la vivance - la qualité ou l’état d’être en vie - en façonnant ce que les audiences vont commencer à sentir et ressentir de la personne. En échange de quoi elles vont pouvoir envoyer leurs force, mais à quel prix ?
Un certain courage et une certaine prise de risque : deux ingrédients que les influenceurs ou créateurs de contenus doivent garder en tête afin d’éviter que la fameuse force ne conduise à une narration figée, apathique, imperméable à l’actualité et à ses déboires.
Pas étonnant qu’Ervin Goffman cite un autre de ses pairs, Robert E. Park :
“Ce n’est probablement pas par un pur hasard historique que le mot personne, dans son sens premier, signifie un masque. C’est plutôt la reconnaissance du fait que tout le monde, toujours et partout, joue un rôle, plus ou moins consciemment”
Robert E. Park
Le chiffre de la semaine : 795 000
795 000, c’est le nombre de contenus marqués comme ‘perturbants’ ou simplement supprimés dans les 72 heures suivant l’assaut meurtrier en Israël du samedi 7 octobre sur les réseaux de Meta (Facebook ou Instagram) d’après…Meta.
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