"Je me déteste". Ou le piège de la marque personnelle en ligne.
Certains créateurs de contenus ou influenceurs regrettent les choix passés partagés sur les réseaux sociaux.
41ème édition d’En Vivance. Merci d’être toujours plus nombreux et de prendre le temps de me lire. Une jolie aventure après la publication de mon essai “Réseaux sociaux : une communauté de vie”. Partagez, commentez, débattez !
Le traitement médiatique s’agissant des influenceurs a tendance à être dichotomique : d’un côté, des success stories qui mettent en lumière certaines belles histoires (sur le mode de l’insolite comme “Tube Girl”, ou du business comme avec Chiara Ferragni); à l’inverse, une série d’articles sur les dérives du marché de l’influence, avec il y a quelques mois la prise de parole de Booba contre les “influvoleurs” et sa mise en examen annoncée hier.
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Un article paru dans Bustle intitulé “Help! I hate my brand” (en français : au secours ! je déteste ma marque) me semble intéressant pour dévoiler le vrai sujet de fond : à mesure que nous devenons tous plus ou moins influenceurs, et que nos vies connectées deviennent par la force des choses plus publiques, nous donnons le contrôle d’une partie de nos identités à des personnes étrangères. Comment garder le contrôle ?
L’histoire de Sofia Elizabeth : une dissonance entre personne et communauté
Sofia Elizabeth, 21 ans, et 3.6M d’abonnés sur son compte TikTok, vit une véritable crise d’identité, qu’elle décrit dans l’article de Bustle . Alors qu’elle commençait à se faire une petite réputation dans le milieu de la photographie de concert, l’adolescente s’est vue conseillée par un manager de poster des vidéos plus “sexy” (sic) dès l’âge de 17 ans. Une direction qui lui a certes permis d’acquérir une masse considérable d’abonnés mais dont l’intérêt était bien éloigné de ce que la jeune fille souhaitait véhiculer. Un choix qu’aujourd’hui elle regrette. Elle essaie désormais de reprendre le contrôle sur sa personnalité publique et notamment à travers son travail photographique. Cette vidéo, dans laquelle elle parle de ce changement de ligne éditoriale, est passionnant. Un acte fort où elle assume vouloir totalement changer la démographie et le type d’audience qui la suit, qui se retranscrit dans cette formulation : “Recreation of the Seen - a retelling by Sofia Elizabeth”. Sauf que de nombreux abonnés s’estiment trompés : s’ils ont choisi de la suivre, c’est pour ce qu’elle leur donnait (!); et donc se sentent dépossédés.
Ce cas, qui est loin d’être isolé, rappelle que rien n’est gratuit en ligne : les communautés peuvent agir comme véritables actionnaires de la personnalité internet. En positif, la capacité à faire émerger des talents et à battre le rappel dans le cas d’une nouvelle initiative. Mais en négatif, la perte de contrôle de ce qu’elle pourrait - ou non - décider de faire et de partager. Le parallèle avec une série TV peut être établi : les fans peuvent critiquer les évolutions des personnages, certaines libertés prises par les scénaristes, des incohérences; la différence étant qu’il s’agit sur les réseaux sociaux de vrais humains, qui ont certes opéré une part de fictionalisation dans leur identité; mais quand on a 17 ans, appliquer une grille de lecture aussi violente ne peut tenir.
Un maelström d’injonctions contradictoires dans les réseaux sociaux
De nombreuses études sont mentionnées s’agissant de l’exposition à des contenus non souhaités dans les réseaux sociaux. Au Royaume-Uni, 56 % des 11-16 ans ont vu des contenus dits “explicites” d’après une la Middlesex University. Mais rares sont les études qui démontrent la pression à produire ces contenus à la frontière du sexe, du “flirting”. Pourtant, TikTok a annoncé en janvier 2023 de nouvelles fonctionnalités afin de restreindre l’accès à certains contenus (diffusés en direct ou non) à un public adulte, ce qui prouve l’étendue du problème même si la plateforme précise qu’il s’agit d’une mesure ciblant les contenus humoristiques…Ha. Ha. Ha.
Cette pression est indirecte : injonction à révéler des contenus authentiques, incitation à proposer des contenus live, statistiques qui montent ou descendent. Et bien sûr les fameuses tendances qui permettent aux utilisateurs d’exploser les scores. Le phénomène “That Girl” est l’archétype du problème. Cette tendance bien-être virale, qui encourage ceux qui s'y engagent à embrasser la meilleure version d'eux-mêmes, engendre rapidement une forme de surenchère : les contenus poussent les créatrices à se dénuder, à s’efforcer à démontrer leur performance (taille plus fine ? corps plus attractif ?). Tout en donnant aussi naissance à des contenus plus critiques. Les algorithmes offrent une surpondération à ce type de contenus, prenant donc la main sur l’attention des utilisateurs sans qu’ils ne s’en rendent compte. Or comme le disait Rosa Luxemburg, “celui qui ne bouge pas ne sent pas ses chaînes”.
Se pose ainsi un choix pour les influenceurs ou créateurs de contenus en herbe : taper dans ce qui permettra de plaire et conquérir rapidement des abonnés ou bien mettre en place une stratégie à très long terme, leur permettant de grandir avec leur communauté tout en se laissant le temps de grandir tout court.
Grandir avec leur communauté tout en se laissant le temps de grandir tout court.
Quand ils deviennent influenceurs volontairement, au passage. Mais à 14 ou 15 ans, est-on à même d’avoir ce type de réflexion ?
Marques personnelles et marketing : droits, devoirs, dérives ?
L’industrie coréenne de l’entertaiment a été à plusieurs reprises sous le feu des critiques à cause des contrats absolument monstrueux qu’elle met en place avec les idols : contrôle énorme sur le type de relations qu’elles entretiennent, détails hyper contraignants sur le droit à l’image, planification à plusieurs années de l’image de la célébrité. Le signe d’un retour de la morale dans le marketing ? Aucunement : le souhait de maîtriser le capital le plus important des personnalités, leurs vivances. En maîtrisant justement la marque personnelle des talents que les marques signent et éviter les déconvenues en balisant les “droits” et les “devoirs” des futures communautés de fan. La 4ème de couverture a bien changé.
On en est là. En août 2023, on fait partir une fuite sur une relation supposée entre Kendall Jenner et Bad Bunny en train de s’embrasser lors d’un concert de Drake, et en septembre, la romance est consacrée par une marque, en se transformant en campagne de publicité pour Gucci.
En arriver à détester sa marque personnelle peut conduire à se détester tout court; pas sûr qu’on ait mesurer l’impact notamment sur les jeunes filles.
Le chiffre de la semaine : 33%
D’après la nouvelle édition de #MoiJeune (20 Minutes / Opinion Way), 33% des jeunes Français interrogés déclarent “j’essaie de donner le sentiment que j’ai réussi ma vie à travers les réseaux sociaux”. That Girl, That Boy vous dis-je.
Les liens épatants
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