Ma vie est un film
Les réseaux sociaux de nouvelle génération comme Ten Ten pourraient bien se concentrer sur les personnages secondaires plutôt que sur des héros égotiques.
Mardi soir sur la Terre ! Et nouvelle édition de rentrée après une pause de 3 semaines à travers l'Europe.
Le mois dernier, Spotify m'a suggéré une playlist intitulée “my life is a movie”, sur la base de mes écoutes et données d’utilisation. Aussi ironique que cela puisse paraître, Spotify a vu juste : nous avons tendance à fabriquer nos identités numériques à travers un certain nombre d'outils, ce qui conduit à une normalisation du storytelling de soi. Le selfie dans l'ascenseur, ou le dump mensuel de photos sur Instagram font partie de la boite à outils de base. De nombreux réseaux sociaux reposent fortement sur la capacité d’utilisateurs à devenir un personnage qui rassemble une audience autour d'une identité, et nous incitent à devenir les héros de nos fils d'actualité, avec le fardeau que cela implique.
Actors Studio pour tout le monde, attention pour personne
Lee Strasberg, qui a créé l'une des premières techniques de ‘method acting’ au monde, s'est beaucoup concentré sur la façon pour un acteur d’être dans le vrai, d’éviter de mentir, en utilisant les sens et les émotions. Lorsqu'il s'agit de jouer, un acteur n'exploite pas un don comme pourrait le faire un musicien : les acteurs utilisent le même corps que n’importe quel humain. Avec beaucoup de travail et d'introspection, les meilleurs talents peuvent atteindre un type de jeu si profond que l'on ne distingue plus ce qui est joué de ce qui est sincère. Yves Allégret aurait dit à Alain Delon : “Écoute-moi bien : ne joue pas, je veux que tu vives. Sois toi. Regarde comme tu regardes. Bouge comme tu bouges. Parle comme tu parles, c’est toi que je veux voir, ne joue pas”. Un conseil d’un autre siècle pour tout aspirant influenceur ?
Avec le développement des plateformes de créateurs, et la démocratisation de notre capacité à filmer, éditer, faire de la post-prod et remixer, nous partageons une sorte de scène mondiale, un gigantesque Actors Studio pour tout le monde. Mais avec une massification du nombre de personnages numériques, l’excellence est encore plus rare, ce qui peut plutôt conduire à une uniformité des contenus, des histoires, à la fois dans nos représentations personnelles ou dans la façon dont nous nous exprimons. La tendance estivale consistant à demander à ChatGPT de « roast » un profil Instagram en un paragraphe n'est pas anecdotique. C'est un signe que, parmi les millions de façons d'exprimer qui nous sommes, le processus de validation sociale n'a jamais été aussi intense. Le philosophe de la technologie Benjamin Bratton affirme dans Noema magazine que ce que nous observons est « la réaction humaine à une technologie qui perturbe notre image de soi... et une réponse à la fragmentation lente puis soudaine de croyances culturelles auparavant fondatrices ». En résumé, alors que tous les réseaux sociaux promettent de mettre les utilisateurs au centre, nous avons paradoxalement réalisé que nous ne sommes plus le centre et le seul foyer d'attention.
Miniaturisation de l'identité : une vie en signaux rapides
Jan Blommaert et Piia Varis de l'Université de Tilburg ont développé la notion de miniaturisation de l'identité, notamment sur les réseaux sociaux.
« L'émergence de l'authenticité en tant que motif discursif et sémiotique témoigne de la miniaturisation du travail d'identité : on ne cherche pas des instructions sur comment être une ‘femme’, par exemple, mais on cherche comment être une ‘goth girl’, une ‘star Facebook’ ou une ‘cheffe cuisinière à domicile parfaite’. On peut bien sûr être tout cela, et la logique de la performance d'une ‘authenticité’ ne contraint pas à la logique d'une autre. (…) L'enoughness est une norme flottante, non fixe – comme mentionné, elle implique des jugements par d'autres dans lesquels la ‘dose’ particulière de caractéristiques affichées et mises en œuvre par quelqu'un est ratifiée ou rejetée. Elle est donc indéfinissable ; de plus, elle est perpétuellement mouvante et ajustable : ce qui suffisait aujourd'hui peut être trop demain. »
Enough is enough, The heuristics of authenticity in superdiversity, Jan Blommaert et Piia Varis, Université de Tilburg.
En d'autres termes, avec les profils des réseaux sociaux agissant comme une ancre pour nos identités numériques, et avec la contrainte de devoir aller vite pour “accrocher” l'intérêt, notre bio tend à devenir un pitch de qui nous sommes. Cette miniaturisation de nos identités répond à cette tensions. Vous faites partie d'une communauté spécifique ? Ajoutez un emoji s'y rapportant. Vous venez de quelque part ? Ajoutez des drapeaux. L'apparence de notre profil (surtout sur Instagram) donne immédiatement une impression non seulement de notre apparence, mais surtout de notre ressenti. La miniaturisation de nos identités passe également par des mini-fonctionnalités qui ont un impact maximal. Il n'est pas si surprenant qu'Instagram ajoute par exemple une fonctionnalité ‘chanson sur le profil’ à la manière de Myspace depuis quelques jours : ils savent que c'était déjà un truc sur MSN Messenger pour envoyer un signal social à nos amis ou abonnés pour toucher leurs cœurs. Rohitha Naraharisetty a écrit que c'est ce qui rend le “Syndrome du Personnage Principal” - ou Main Character Syndrome en anglais - si subversif et ironique :
« C'est pour les personnes qui n'ont pas eu l'occasion d'être des personnages principaux, célébrer et être célébré pour leur incursion momentanée dans la vie d'un autre personnage, ou pour avoir transformé leur propre vie en quelque chose de spécial. C'est, en d'autres termes, bienveillant. »
Rohitha Naraharisetty
Passer d'un film à un autre
Le problème lorsque vous construisez une identité numérique pendant des années est que les utilisateurs peuvent se sentir piégés dans un type de récit qui ne représente pas nécessairement qui ils sont maintenant. Tavi Gevinson, dans Fan-Fiction: A Satire, nous rappelle qu'en général, les adolescents ont « la croyance que ce que vous ressentez maintenant est ce que vous ressentirez toujours ». Tavi Gevinson mentionne que lorsque notre identité est en transition, nous stockons mieux les souvenirs qu'en période de stabilité. Sur les réseaux sociaux, ces transitions se produisent souvent, mais ce qui arrive, c'est que vous êtes encore piégé dans un récit basé sur votre identité passée. Mais à mesure que vous évoluez, grandissez et passez à de nouveaux centres d'intérêt, relations ou compréhensions de vous-même, le récit numérique que vous avez créé peut commencer à paraître dépassé ou même devenir une camisole de force. Cette tension entre les identités passées et présentes peut créer une dissonance – un sentiment que votre moi numérique ne reflète plus qui vous êtes vraiment. J'ai personnellement effacé mon fil Instagram 3 ou 4 fois au cours des dernières années parce que je sentais qu'il ne me représentait plus. Mon compte est presque en sommeil, et je me concentre beaucoup plus sur des interactions privées à travers des groupes sur WhatsApp ou des messages directs, car je me sens plus à l'aise dans ces espaces.
Les réseaux sociaux de personnages secondaires à la rescousse
Les réseaux sociaux qui se concentrent moins sur un personnage principal et plus sur des personnages secondaires offrent un répit face à la pression d'être constamment “on brand” ou de devoir jouer un rôle auprès d’une audience. Ce sont des espaces où les utilisateurs peuvent explorer de nouveaux aspects d'eux-mêmes sans le fardeau de maintenir une identité soignée et bien construite. Contrairement aux plateformes de personnages principaux, où les abonnés s'attendent à une continuité de contenu et de personnalité, les réseaux de personnages secondaires encouragent l'expérimentation, l'anonymat ou la réinvention ludique de soi. La résurgence de plateformes comme Tumblr où les gens peuvent s'engager dans des communautés et des centres d'intérêt de niche sans avoir besoin de construire une image personnelle, est un marqueur de cette envie. Idem pour Patreon à la croisée du communautaire et du mécénat. Ou encore le phénomène Ten Ten qui explose chez les adolescents, qui promet de “transformer ton téléphone en talkie-walkie en direct avec tes meilleurs amis, n’importe où, n’importe quand. Chante-le, crie-le ou murmure-le… tes amis t’entendront en direct sur leur téléphone, même si leur écran est verrouillé !”
L'attrait grandissant de ces réseaux - et le fait qu'ils ne meurent jamais - repose sur leur capacité à embrasser la complexité et l'imperfection. Ils nous permettent de nous libérer de la pression d'être constamment le héros de notre propre récit, en créant un espace pour des formes d'interaction plus collaboratives et moins centrées sur l'ego. Ou tout simplement un espace plus riche qui commence à refléter plus fidèlement la vie elle-même : il y a des moments où nous sommes le protagoniste, mais il y en a bien plus où nous ne sommes qu'une partie du chœur. Être secondaire et silencieux, c’est bien aussi.
En fait, le concept même des réseaux de personnages secondaires reflète un changement culturel plus large vers le rejet de l'hyper-individualisme qui a dominé les réseaux sociaux. Au lieu de se concentrer autour d'un persona singulier, ces plateformes nous invitent à prendre du recul, à faire partie de quelque chose de plus grand, voire à disparaître en arrière-plan. Elles ne consistent pas à transformer chaque moment en contenu ou chaque interaction en performance. Au contraire, elles offrent une forme de connexion plus silencieuse et plus organique.
Alors que nous continuons à naviguer dans l'évolution de nos identités numériques, l'avenir pourrait résider dans un équilibre entre les réseaux de personnages principaux, où nous projetons des versions soignées ou faussement authentiques de nous-mêmes, et ces espaces de personnages secondaires, où nous pouvons être ce dont nous avons besoin à ce moment-là – héros, personnages secondaires ou tout autre chose.
Le chiffre de la semaine : -25 %
Les plateformes de seconde main comme The RealReal donnent un bon indice de quand une marque est en vogue ou perd de son attrait. C'est le cas de Supreme.
Les liens épatants
Le partenariat pluriannuel entre le FC Como Women et Nike révèle l'influence croissante du football féminin, notamment sur les réseaux sociaux. (Vogue Business)
Le rapport 2024 sur la culture et les tendances de YouTube est sorti. (YouTube)
Bonne rentrée ! Mon essai “Réseaux sociaux : une communauté de vie” est toujours disponible chez vos libraires. La version anglaise “Alive In Social Media” est désormais disponible sur Amazon.
N’hésitez pas à partager cette newsletter, à liker, à commenter, ou à continuer à m’envoyer des emails : ces notifications sont une joie.
dire quelque chose sur le monde au lieu de ne dire que quelque chose sur soi.