Les réseaux sociaux ne sont pas américains
Les annonces de Mark Zuckerberg annoncent une accélération de la "MMA-politique"; ce sont les utilisateurs qui choisiront in fine où exprimer le lien social.
Mardi matin sur la Terre. Les articles sur les annonces de Mark Zuckerberg abondent, comme si le mini-système politique de Meta était irreversible. Vous pouvez lire ce post en anglais.
Le réseau social du club sportif du coin sur Telegram est portoricain, français, brésilien, mexicain. Il diffuse sur Twitch les matchs de l’équipe première. Le groupe de messagerie avec la famille parle vietnamien, basque, parfois italien. Et on pourrait multiplier les exemples. Les partages de contenus sont un bouillon de culture qui façonne nos vies ; à tel point que notre langage lui-même évolue au rythme de nos échanges numériques. Dans cette cacophonie de liens sociaux hasardeux et chaotiques, une chose est sûre : les réseaux sociaux ne sont pas américains, n’en déplaise à Meta.
MMA-politique
Mark Zuckerberg a sonné le début d’une nouvelle ère : en annonçant la suppression de nombreuses équipes de modération des contenus sur ses plateformes et en défendant une liberté d’expression à tout prix, Meta effectue un virage idéologique majeur. Ce revirement s’aligne avec les vues du président Trump et de son conseiller le moins secret, Elon Musk. En résumé pour les utilisateurs : un remplacement des « fact-checkers » par des community notes inspirées du modèle de X ; un assouplissement des règles sur des sujets clivants comme l’immigration ou le genre ; et un laissez-faire bien plus permissif sur l’ensemble de l’écosystème Meta. La guerre de chacun contre chacun ne fait que commencer.
"We're going to simplify our content policies and get rid of a bunch of restrictions on topics like immigration and gender that are just out of touch with mainstream discourse. What started as a movement to be more inclusive has increasingly been used to shut down opinions and shut out people with different ideas, and it's gone too far. So, I want to make sure that people can share their beliefs and experiences on our platforms."
Mark Zuckerberg
Comme d’habitude avec les figures qui se veulent messianiques, le ton est solennel, prétendant impacter le monde entier. En pointant du doigt l’Europe, Zuckerberg creuse un clivage entre une liberté d’expression « à l’américaine », présentée comme une force transcendante (les algorithmes, l’IA, les utilisateurs), et une vieille Europe perçue comme un censeur réglementaire. Il fut un temps où les messies ouvraient les mers et marchaient sur l'eau.
Aujourd'hui, nous entrons dans l'ère de la "MMA-politique", où l'écrasement de l'adversaire remplace la construction du lien social. Pas si étonnant d’ailleurs que Meta par la voix de son créateur reprenne à son compte la rhétorique de l’ennemi, chère à Carl Schmitt.
Les utilisateurs définissent les réseaux
Migrer des audiences d’une application à une autre semble toujours infaisable, hérétique. Pourtant, la vivance numérique – la qualité ou l’état d’être en vie – induite par les réseaux sociaux devient pour beaucoup aussi essentielle que l’air ou l’eau. On y aime, on y souffre, on s’y définit. Mais il s’agit là d’un usage, pas d’une fidélité absolue à une plateforme.
Si Meta domine encore dans nombre de pays, son immortalité est loin d’être acquise. TikTok, inconnu en France avant 2017, compte déjà plus de 20 millions d’utilisateurs. Dans le e-commerce, Temu dépasse 13 millions d’usagers, tandis que SHEIN touche 22 % de la population française chaque mois. Les leaders d’hier n’ont aucune garantie sur leur pertinence future : la tuyauterie numérique peut s’acheter, mais les usages, eux, se détournent.
Le digital est polycentrique, et culturel
L’illusion d’une américanisation totale du web masque une réalité plus complexe : les réseaux se transforment en fonction de ceux qui les utilisent. Dans de nombreuses régions du monde, les plateformes locales surpassent les géants américains. Au Japon, LINE domine largement, née après le séisme de 2011 comme outil de communication en cas de catastrophe. En Chine, WeChat est un écosystème complet, un quasi-intranet qui intègre paiements, socialisation et services publics. En Corée du Sud, Naver et Cyworld ont précédé les réseaux sociaux occidentaux et continuent d’influencer les usages locaux. De façon granulaire, les utilisateurs détournent toujours les plateformes pour leurs propres fins. Dernier exemple en date : partager son Letterboxd - une plateforme sociale de partage de critiques de films - est en passe de devenir une preuve de flirt ou d’amour. À l’ère du ghost-posting, le besoin de connexion et d’émotions passe par une complexification de nos échanges, surtout avec les possibilités infinies offertes par une myriade de plateformes à ce jour.
Ce qui pose une question centrale : peut-on encore parler d'un internet global ? Nous sommes déjà entrés dans une ère d’hyperfragmentation culturelle des réseaux sociaux. Alors que Meta impose une vision américaine de la modération, ce sont les valeurs et les habitudes locales qui façonnent l’avenir des plateformes. La standardisation des clivages politiques, telle que promue par Zuckerberg, est une approche irresponsable. Elle ne met pas seulement Meta en danger, mais déstabilise aussi son propre modèle économique : les marques ont bien compris que le trésor de guerre réside dans la relation directe avec leurs clients, pas dans une dépendance au casino Meta.
Asinus asinum fricat
Les mots d’Albert Camus résonnent particulièrement aujourd’hui, alors que Meta oublie l’essence de ce qui fait un lien social vertueux : le temps long, la création de valeur, une culture partagée. Il est bien plus rapide de donner des outils aux promoteurs de la haine en ligne pour faire gonfler l’engagement. Mais sur le long terme, la véritable dynamique des réseaux repose sur des interactions privées et des communautés authentiques, non sur la surenchère algorithmique. D’où le succès de TikTok, qui a su comprendre la montée en puissance d’une politique du mood, où le contenu importe autant que l’expérience qu’il suscite.
"La liberté a des fils qui ne sont pas tous légitimes ni admirables. Ceux qui ne l’applaudissent que lorsqu’elle couvre leurs privilèges et qui n’ont que la censure à la bouche lorsqu’elle les menace ne sont pas des nôtres. Mais ceux qui, selon le mot de Benjamin Constant, ne veulent ni souffrir ni posséder des moyens d’oppression, qui veulent la liberté à la fois pour eux-mêmes et pour les autres, ceux-là dans un siècle que la misère ou la terreur vouent aux folies de l’oppression, sont les grains sous la neige dont parlait un des plus grands d’entre nous (Ignazio Silone). La tempête passée, le monde se nourrira d’eux.”
Albert Camus - Hommage à un Journaliste exilé, 1955 (Actuelles, tome IV : Face au tragique de l’histoire)
Pas tout à fait business as usual en somme.
Le chiffre de la semaine : +5000%
D’après Techcrunch, les requêtes comme “how to delete all photos facebook,” “alternative to facebook,” “how to quit facebook,” “how to delete threads account,” ou “how to delete instagram account without logging in” ont soudainement augmenté de 5000% en comparaison avec les périodes précédentes.
Les liens épatants
L’économie de la “vidéomania” au Mali : exploration d’un nouveau métier médiatique et son impact sociétal (Revue Française d’Économie et de Gestion)
Aux États-Unis, les citoyens veulent plus de fact-checking en ligne (Statista)
L’ère du Para-Content (Taste 101)
Bonne semaine ! Mon essai “Réseaux sociaux : une communauté de vie” est toujours disponible chez vos libraires. La version anglaise “Alive In Social Media” est sur Amazon.
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Merci pour cet article affûté et d une grande justesse Laurent. Et cette citation d Albert camus est particulièrement à propos.
Ton analyse est bien utile et je me pose la question de supprimer mon abonnement à FB. A noter : se désabonner est apparemment très complexe et demande au moins 30 min pour accéder à la bonne info. Cela dit du système. Ah feu le temps de Myspace ..
Et une question que je me pose : connais tu un réseau social européen digne de ce nom ?
Merci Laurent pour cette lettre, aussi juste que les précédentes :)