Ghost posting : publier pour personne
Le phénomène des posts invisibles est en plein essor. À la clé : la satisfaction du rituel de publication sans le stress de la performance.
Mardi soir sur la Terre. Je vous présente tous mes voeux pour cette année. Merci pour votre fidélité depuis décembre 2022. Vous pouvez lire ce post en anglais.
Le ghost posting (ou ‘publication fantôme’) est un signal faible en pleine explosion. Il désigne l’acte de publier pour soi, sans audience ni validation sociale. Un phénomène qui va à contre-courant de la recherche de viralité et de reconnaissance, révélateur d’une fatigue face aux injonctions performatives des réseaux sociaux.
Une expression cathartique
L’essor des comptes privés sans abonnés répond à plusieurs besoins. Pour comprendre cette pratique, il faut observer ses adeptes. Sur TikTok, certains utilisateurs racontent pourquoi ils ont ouvert des comptes Instagram invisibles, exclusivement destinés à eux-mêmes.
La première raison évoquée est la dimension thérapeutique : publier du contenu pour le simple plaisir de s’exprimer, sans chercher à nourrir l’algorithme.
Ce retour à l’intime rappelle les débuts du blogging. Avant que les réseaux sociaux ne transforment l’acte de publier en une dynamique d’optimisation et de performance, les blogs personnels fonctionnaient comme des journaux intimes ouverts, lus par accident par quelques visiteurs arrivés souvent via un moteur de recherche.
En renouant avec cette spontanéité, le ghost posting devient un moyen de se réapproprier l’acte de publier, en échappant aux logiques des plateformes. Instagram et TikTok, par essence, ne favorisent pas ce type de comportement. Un utilisateur sans abonné, qui ne suit personne, qui ne commente ni ne like, est un profil “inutile” aux yeux des algorithmes. Ces comptes sont des anomalies dans un système conçu pour maximiser l’interaction.
Les ghost posters mettent aussi en avant le plaisir de conserver une trace de leurs pensées sans obligation de partage. Ces archives intimes, libérées de la validation sociale, font partie des rituels que les humains mettent en oeuvre pour reprendre une forme de contrôle. Loin des contraintes du personal branding, cette écriture sans audience permet une expression plus libre, plus désordonnée, moins soumise à la peur du jugement. Elle ouvre la possibilité d’une réflexion plus nuancée, d’une expérimentation plus brute.
Le ghost posting devient un espace de création détaché de la performance sociale. Il donne aux utilisateurs les outils pour s’exprimer sans chercher à devenir influenceurs.
Fantôme, es-tu là ?
Ne pas avoir d’abonné ne signifie pas s’extraire totalement de l’illusion d’un public. Publier simule une communication, même en l’absence de destinataire.
L’analogie avec le théâtre est parlante : monter sur scène dans une salle vide, déclamer un monologue, sans spectateurs visibles, mais dans un espace qui porte la mémoire de ceux qui s’y sont déjà assis.
On peut aussi convoquer Gilbert Ryle et sa formule du "fantôme dans la machine" : nous avons la capacité de structurer nos pensées comme si elles étaient adressées à un auditoire imaginaire. Le ghost posting joue sur cette illusion : nous écrivons comme si quelqu’un pouvait nous lire, même si nous savons que ce ne sera pas le cas.
Ce besoin de parler sans audience se retrouve aussi dans notre relation aux intelligences artificielles.
Autrefois, les internautes échangeaient sur les forums médicaux comme Doctissimo, où les discussions techniques basculaient souvent vers des récits plus intimes. Aujourd’hui, ces confessions ont migré vers des agents conversationnels comme ChatGPT, qui offrent une écoute silencieuse, sans jugement, et dont les réponses sont dénuées de toute conséquence sociale.
Cette tendance marque une mutation des interactions numériques. Si, autrefois, nous cherchions des interlocuteurs humains capables d’apporter du réconfort ou des conseils, nous nous tournons désormais vers des IA, qui reproduisent l’illusion d’un échange sans enjeu relationnel.
Meta AI promet déjà d’être un "live conversation partner", un interlocuteur permanent, conçu pour combler notre besoin de parler, même sans auditoire réel. Une nouvelle forme de ghost posting où la machine joue le rôle de spectateur invisible…que l’on peut pourtant ressentir.
Un fantôme qui peut apparaître
Le ghost posting est aussi une forme de sacralisation de nos contenus les plus intimes. On connaissait déjà les “finstas” (fake instas), des comptes privés en parallèle des comptes publics où seuls des followers triés sur le volet avaient le droit de voir des contenus généralement moins polissés ou calculés. Ou sur X, les “burner accounts” qui permettent à des internautes de tweeter sans que leurs identités principales ne puissent être (en théorie) tracées.
Mais un compte fantôme peut aussi devenir un marqueur de confiance absolue. Confier à quelqu’un l’accès à son espace privé sans audience, c’est lui donner une clé vers un pan caché de son existence numérique. Une forme d’invitation dans ce qui pourrait être la dernière véritable intimité en ligne.
L’expression de la semaine : intentional dating
Alors que Match Group (à qui appartiennent Hinge et Tinder) a enregistré une chute de 3% de ses utilisateurs payants au 3ème trimestre 2024, et que le cours de l’action de Bumble a quasi été divisé par 2 en un an, on constate l’émergence de l’ “intentional dating”. Après des années à swiper sur les applications, une masse conséquente de gens redécouvre le principe des agences matrimoniales en investissant leur temps dans des événements réels, avec un objectif beaucoup plus clair : trouver un partenaire sur le long terme.
Les liens épatants
Les chansons d’amour sont-elles en train de disparaître ? (Pudding)
Quelles sont les compétences les plus importantes à l’ère de l’IA ? (WEF)
Bonne reprise ! Mon essai “Réseaux sociaux : une communauté de vie” est toujours disponible chez vos libraires. La version anglaise “Alive In Social Media” est disponible sur Amazon.
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Merci pour ce post ! C'est exactement la raison pour laquelle j'ai commencé mon compte Substack ! Si on me lit : c'est cool 😊 sinon tant pis, j'aurais pris du plaisir à le faire quand même.
absolument passionnant, merci Laurent :)