En mode brouillon dans les réseaux sociaux
En ligne, nous accumulons des milliards de brouillons, des contenus jamais finis, des idées à moitié développées. Ce comportement raconte notre époque.
Mardi soir sur la Terre. Lettre écrite en terrasse, que j’avais commencée il y a 6 mois en brouillon. Vous pouvez lire ce post en anglais. N’hésitez pas à la partager et à la recommander.
Nous vivons une ère où tout semble à moitié fini, à moitié partagé, à moitié pensé.
Des centaines de brouillons prolifèrent dans nos applications — de la liste de courses aux fragments de pensées plus profondes. Des textos ne sont jamais envoyés, des articles jamais réellement publiés.
D’une certaine façon, nous ne faisons plus sortir de terre des cathédrales numériques : nous creusons sans fin des fondations de données, des débuts suspendus, jamais complètement aboutis.
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Les brouillons, une salle de shoot pour utilisateurs sous pression ?
Google a partagé un chiffre révélateur : plus d'un milliard de personnes utilisent chaque mois Google Docs, générant des milliards de documents par jour.
Mais combien d’entre eux sont réellement finalisés, partagés, exposés au regard d’autrui ? Très peu, à l’échelle de ce flux permanent d’ébauches.
Plusieurs hypothèses émergent : accumuler des brouillons donne l'illusion d'activité, une présence quantifiable, tout en esquivant le risque du jugement.
Dans une ère où les réseaux sociaux imposent des standards de performance et d’optimisation esthétique, les brouillons deviennent aussi des laboratoires privés : des tentatives répétées pour atteindre la publication parfaite, l’angle idéal, la retouche invisible.
Sur Reddit, la communauté AppleNotesGang témoigne de cette compulsion : ses membres échangent sur la manière de trier les milliers de notes accumulées dans leurs téléphones.
Fait intéressant : plus un utilisateur possède de brouillons, plus l'application Notes ralentit — manifestation physique d'une surcharge mentale rendue tangible.
Des plateformes qui préfèrent la suspension au parachèvement
La plupart des plateformes numériques encouragent à sauvegarder, archiver, empiler — mais elles ne valorisent jamais l’acte de finir.
Sur Gmail, de nombreux utilisateurs commencent des correspondances, promettant d’y revenir plus tard (et souvent jamais).
De la même manière, sur Google Docs, Instagram, TikTok ou Notion, la majorité des fichiers reste privée, inachevée, souvent oubliée.
Ce n’est pas anodin.
Dans son livre The Extended Mind (2021), Annie Murphy Paul montre que l’externalisation des idées sur des supports numériques libère certes l’esprit à court terme mais affaiblit aussi notre propension naturelle à mener les projets jusqu'à leur aboutissement. Plus nous déposons des débuts d'idées à l’extérieur de nous, moins nous ressentons intérieurement l’urgence de les compléter.
En parallèle, les mécanismes de récompense cognitive des plateformes privilégient l'activité visible (ex : l'ouverture d'un nouveau fichier, l'ajout d'un brouillon…) plutôt que la construction lente et invisible d'un projet terminé.
Comme l'ont observé des chercheurs en économie comportementale, les systèmes numériques optimisent la micro-satisfaction (mini-victoires immédiates) plutôt que l'effort soutenu vers un but lointain.
Résultat : la multiplication des débuts sans fin, des processus ouverts, des projets suspendus.
Dans un environnement numérique conçu pour favoriser la fragmentation, parachever devient presque un acte contre-nature.
Les brouillons, espace thérapeutique... ou zone grise ?
Pourtant, commencer un projet sans l’achever n’est pas toujours un échec.
Les brouillons peuvent aussi jouer un rôle thérapeutique : ouvrir un projet, même sans le mener à terme, peut suffire à apaiser une impulsion créative, à explorer sans pression, à s’exercer à penser librement.
L’important devient moins le résultat que le geste d’initier.
Sur TikTok, de nombreux utilisateurs expliquent pourquoi ils utilisent les brouillons comme des cris intimes, comme une façon de se défouler contre des situations qui les gênent, ou au contraire qui les touchent. Un écho clair au ghost posting, “un espace de création détaché de la performance sociale”.
Mais cette dynamique peut aussi engendrer une fatigue silencieuse : un empilement de possibles non réalisés, un poids latent qui ronge l’attention et la confiance en sa propre capacité d’action. Un risque qui s’accélère avec les agents conversationnels sous perfusion d’intelligence artificielle : ce dialogue qui s’installe entre un humain et une machine ressemble-t-il à de la comfort food, ou au contraire à une cheminement exigeant vers de plus belles créations ?
L’effet Zeigarnik : la tension des choses inachevées
Ce comportement s’aligne avec un phénomène psychologique bien documenté : l’effet Zeigarnik.
Formulé par la psychologue Bluma Zeigarnik dans les années 1920, il postule que nous mémorisons plus intensément les tâches interrompues que celles que nous avons accomplies. Le cerveau reste tendu, agité, par ce qui demeure inachevé en cherchant inconsciemment à clore ce qui ne l'est pas. À l’échelle numérique, nos milliers de brouillons deviennent ainsi des nœuds d’attention captifs, autant de petites failles ouvertes dans notre énergie mentale.
Dans l’économie de l’attention contemporaine, une minorité ose publier, terminer, exposer. La grande majorité reste suspendue dans un entre-deux : désirant créer sans parvenir à sortir de la phase de draft. Nous ne manquons pas d'idées — nous manquons peut-être de seuils de passage.
Finaliser devient alors un acte subversif : une manière d’affirmer une présence pleine face à l’abondance des possibles inachevés.
Le mot de la semaine : campus influenceur
La University of North Carolina a décidé d’inciter 850 de ses “étudiants-athlètes” à devenir des influenceurs. Les règles de la National Collegiate Athletic Association autorisent les étudiants athlètes à faire fructifier leur nom, leur image. Ce qui n’est pas sans controverse. Une preuve de la fusion entre la creators economy et…le monde de l’éducation.
Les liens épatants
Le pain devient une destination touristique (Atelier Pousse Digest)
A TikTok ‘Fantasy Pope League’ lets you bet on who will become the next pope (Fast Company)
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Bonne semaine ! Mon essai “Réseaux sociaux : une communauté de vie” est toujours disponible chez vos libraires. La version anglaise “Alive In Social Media” est disponible sur Amazon.
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