Ramener le bazar dans l'amour
Ou comment Tinder et compagnie essaient de se réapproprier l'incertitude
Joyeuse Saint Valentin ! Le bon moment de se plonger dans ce que les plateformes digitales organisent autour de nos envies d’amour. Cœur sur vous.
En parlant du symbole du cœur, c’est en 1345 qu’un médecin italien, Guido da Vigevano, dessine la forme qu’on lui connait aujourd’hui dans un traité sur la dissection.
Le cœur a bien changé depuis. Dans les chatrooms, les utilisateurs ont très vite réinterprété les « Calligrammes » de Guillaume Apollinaire en jouant avec les espaces et les signes offerts dans les champs d’écriture. On découvrait avec joie les codes ASCII (American Standard Code for Information Interchange) et l’art de jouer avec.
Puis dès 1999, des designers comme Shigetaka Kurita ont créé 176 emojis, véritables petits raccourcis pour exprimer à la fois des idées et des interactions afin de maximiser ce qu’un utilisateur pouvait communiquer dans le nombre limité de caractères autorisés dans un message. Néanmoins, il faut attendre 2010 pour que cet emoji cœur - celui là : 💖 - soit enfin reconnu par le Unicode Consortium, et permette de se déployer massivement.
L’emoji a permis de faire ressentir la vie qui dépasse l’écran comme j’en parle dans mon essai. Des incarnations-émotions qui offrent une libre interprétation, un jeu entre émetteur et récepteur, une pensée en somme plus riche et moins solennelle que d’écrire une phrase faite uniquement de mots.
Un savant bazar que les premières plateformes de rencontre comme eHarmony ou OKCupid promettaient d’éradiquer. Grâce à un calcul de comptabilité, basé sur des questionnaires extrêmement détaillés via des algorithmes surpuissants, les plateformes promettaient les meilleures rencontres et de résoudre enfin l’incertitude.
En somme, à la façon dont Deep Blue a pu battre Gary Kasparov aux échecs, les machines auraient pu définir un indicateur magique conduisant à l’amour.
La vérité est que les joies et aléas de l’amour sont aussi hasardeux avec ou sans formule mathématique. Tinder dès 2014 démontrait que laisser les utilisateurs glisser leurs doigts à droite ou gauche pour évaluer un éventuel “match” était sans doute plus efficace. Car de nombreux facteurs entrent en jeu lorsqu’un utilisateur analyse un autre utilisateur : des petits signes sociaux, culturels, qui vont rendre attractifs ou non une personne. Pas étonnant dès-lors que Tinder ait ajouté en décembre dernier dans ses “relationship goals” la case “situationship” qui n’est plus ni moins que l’acceptation qu’avant de se passer la bague autour du doigt (ou de prendre un prêt sur 30 ans) (ou de passer la nuit ensemble), il y ait une phase d’incertitude et de flou plus ou moins artistique. À voir bien sûr si la fonctionnalité met sur un pied d’égalité les deux personnes, mais ça, c’est une autre histoire. Pour Tinder, embrasser le bazar amoureux est stratégiquement des plus rentables. Ah ah.
L’expression de la semaine : “sushi-tero”
Au Japon, des farceurs ont décidé de s’attaquer à la réputation de chaînes de restaurants qui présentent leurs plats sur des tapis roulants.
Le principe : faire quelque chose d’assez écoeurant (se lécher les doigts puis toucher les plats…) et poster la vidéo de l’exploit sur les réseaux sociaux. Les Japonais n’ont pas pris ça à la légère en parlant de “suhi-tero” (ou terrorisme sushi) dans les médias. L'action de la chaîne Sushiro a cédé 5% de sa valeur à la Bourse de Tokyo. Et en parallèle, le groupe a annoncé une série de mesures pour reprendre en main son image.
Ce qui peut paraître anecdotique ouvre en fait de vraies réflexions du côté des entreprises dans cette nouvelle ère des bad buzz. On connaissait les coups d’éclats des ONG contre certaines multinationales, l’activisme en ligne de certains états contre d’autres, c’est en revanche un des premiers exemples où une action malveillante individuelle, sous couvert d’humour, prend vivance, est répliquée, devient une tendance dans les réseaux sociaux puis conduit à un décrochage sur les marchés financiers ainsi qu’à des mesures qui touchent au coeur du business d’une société.
Bon appétit bien sûr !
Les liens épatants
Les bracelets permanents ont le vent en poupe notamment grâce à TikTok. Le principe : souder les attaches des bijoux et donc ne plus pouvoir les enlever (en théorie). Il est intéressant de voir que les preuves d’amitié ou d’amour de ce type explosent dans les réseaux sociaux. Ou comment rendre numériquement tangible le lien entre deux êtres à travers la documentation de la performance.
Chez France 5, nouvel épisode de La Fabrique du Mensonge “Affaire Johnny Depp/Amber Heard - La justice à l'épreuve des réseaux sociaux”. Un décryptage intéressant de comment les “masculinistes” ont mis en place de nouveaux schémas d’influence via le streaming.
…à bientôt ! N’oubliez pas de partager, commenter, “liker” !