Paréidolies numériques : l'imaginaire à portée de swipe
Le fruit de l'imagination des gens peut être donné à voir, et à ressentir. Y compris derrière un écran.
Mardi soir sur la Terre, et 101ème édition de cette lettre ! Qui n’a jamais regardé un nuage et cru y voir un éléphant ou un autre personnage ? Vous pouvez lire ce post en anglais. N’hésitez pas à partager cette lettre, liker, m’écrire (en répondant à cet email).
D’après une étude de Wunderman-Thompson, 73% des personnes aux États-Unis et au Royaume-Uni disent qu'elles "veulent juste ressentir quelque chose, se sentir vivantes" notamment à travers les réseaux sociaux.
Et justement, de nombreux artistes - ou simples passagers des mondes numériques - développent des façons de donner à voir le monde de façon disruptive, sensorielle, onirique. De quoi rappeler que derrière les peurs (légitimes) d’un monde numérique machiavélique, la poésie n’aura pas chanté en vain.
En-numériser le monde : ajouter une couche numérique pour surprendre
Jules Grandin avait eu la bonne idée de lancer ses #ThingsMaps dès 2015. Le principe : voir dans les nuages, dans les objets du quotidien, des cartes. À l’aide d’une simple application, il y ajoute des frontières, des noms de villes et de fleuves, jouant ainsi avec notre perception du réel.
“Il est assez commun de repérer des formes dans les nuages, en laissant divaguer son imagination. Cela porte même un nom : on appelle ça de la paréidolie, c’est-à-dire le fait de plaquer des formes connues sur des images abstraites (…) Mais moi, mon truc, ce sont les cartes. Cette cartographie accidentelle permet aussi de brouiller les frontières et de rapprocher les espaces. Trouver le Maroc lors d’un voyage en Espagne. Le Niger lors d’une virée à Venise. Le continent africain qui se découpe dans le ciel des Pouilles.” - Jules Grandin
En jouant avec notre perception, cette démarche floute la frontière entre fiction et réalité. Ce que nous prenons pour une donnée objective (une carte, un territoire) est en fait une construction, un jeu de regard et d’imagination, influencée et parfois torturée par nos émotions.
Cette “en-numérisation” du monde sensible prend différentes formes, ou techniques. L’artiste Koketit (Shira Barzilay), dont le nom signifie “qui aime plaire” en hébreu, est devenue un phénomène sur Instagram en dessinant sur des images réelles des personnages. Son art devient ainsi un dialogue entre l’image et l’émotion, où chaque trait renforce la dimension sensorielle et narrative du moment capturé, que ce soit un chagrin d’amour, un espoir, une déception. De quoi réenchanter le quotidien en partageant une partie de son imaginaire.

En ajoutant ces strates d’interprétation, ces artistes nous rappellent que le numérique n’est pas qu’un espace de consommation, mais un terrain fertile pour l’imaginaire. Peut-être même que l’une des promesses les plus précieuses des plateformes sociales est là : offrir des fenêtres sur l’inattendu, du sensible dans le pixel, et du rêve au bout du swipe.
Dérégler le numérique pour mieux toucher nos âmes
L’altération du réel n’est pas qu’un jeu de superposition. Les glitchs, ces fameux bugs visuels qui transforment l’image en une composition surréaliste, sont des terrains fertiles pour nous faire percevoir d’autres réalités. L’artiste Rosa Menkman offre une critique intéressante des “images plateformées”. En clair, chaque contenu mis en ligne sur une plateforme est compressé, retouché, modifié, altéré par des processus très obscurs. Parfois, le processus déraille et met paradoxalement en lumière des incohérences. Le glitch ouvre alors une nouvelle lecture de l’instant, l’étend et dérange en quelque sorte notre esprit car il ouvre véritablement le coeur d’une technologie. Ce qui interroge sur nos propres perceptions (suis-je réellement en pleine mesure de comprendre ce que je vois ? Suis-je manipulé d’une quelconque façon ?) mais également les façons dont une machine travaille ses rendus (quels compromis l’ordinateur fait avec notre réalité ? Quels biais ou quels choix ?).
L’inattendu à la rescousse
On peut considérer que le numérique - et notamment les smartphones - a forcé une forme de domestication des humains. Ce qui est en partie juste : l’écriture sur un clavier à deux pouces requiert une certaine littératie qui s’acquiert. La standardisation des usages force violemment parfois les envies ou appétences d’un utilisateur (pourquoi ne puis-je pas cliquer sur le bouton gris plutôt que le bouton vert ?). Mais la réciproque est vraie : les machines peuvent être des espaces d’expérimentation, des bacs à sable, à partir du moment où les règles permettent l’émergence de l’inattendu.
Si l’interface nous guide, elle peut aussi se dérégler, être hackée, exploitée autrement que prévu. On pense aux artistes qui utilisent les limites et erreurs des algorithmes pour créer, aux internautes qui détournent des plateformes pour des usages imprévus, ou encore à ces tendances émergentes qui révèlent un besoin constant de déjouer le cadre imposé. L’inattendu dans le numérique, c’est le bug qui devient art, la contrainte qui devient jeu, l’interface qui devient toile. Des créateurs jouent avec ces erreurs pour provoquer du sensible : l’esthétique des glitchs, la poésie des deepfakes, les collages absurdes générés par des IA. Ce n’est plus seulement l’humain qui rêve, mais la machine qui hallucine à son tour.
La machine rêve aussi, et se perd dans un design non fini
L’imaginaire numérique ne se limite pas à ce que l’utilisateur “prompte” sur ChatGPT : il repose aussi sur ce que le numérique nous renvoie, et sur tous les signaux latents que nous aurions autrement du mal à exprimer. Les IA génératives, comme celles qui transforment quelques mots en images surréalistes, participent à cette extension du sensible. Les modèles comme Runway ML, DALL·E, Midjourney ou encore les IA de Google DeepDream ouvrent des portes vers des visions hybrides, ni tout à fait humaines, ni totalement artificielles. Les hallucinations des IA, comme ces réseaux neuronaux qui voient des chiens ou des yeux partout, sont une nouvelle forme de paréidolie. Ce ne sont plus seulement nos esprits qui cherchent du sens dans le chaos, mais aussi les algorithmes, pris dans leur propre logique. La preuve : ChatGPT - comme d’autres outils - s’arrêtent parfois en cours de process. Ils s’arrêtent, offrant une forme de design non fini, comme une maison en chantier laissée à l’abandon. À voir quelles sont les fondations de ces rêves. Comme l’écrit
dans In Bed With Tech, “avec l’IA, nous avons fait quelque chose de similaire. En engrangeant les données au 1:1, nous avons posé une carte numérique sur notre territoire réel. Mais que se passerait-il si cette carte, par une émergence inattendue, cessait d’être une simple copie et devenait un monde à part entière ?”Une histoire entre le maçon et l’architecte, en somme.
Le chiffre de la semaine : 61%
61% des citoyens à travers le monde se sentent exclus, non entendus et mal desservis, et croient que les gouvernements et le business profitent aux nantis et aux puissants, d’après le dernier baromètre Edelman (Trust Barometer 2025).
Les liens épatants
The Machine Is Us - web 1.0 vs web 2.0 (YouTube, Michael Wesch)
Prada et Ottessa Moshfegh sortent un livre en PDF, “Ten Protagonists” (Prada)
Bonne reprise ! Mon essai “Réseaux sociaux : une communauté de vie” est toujours disponible chez vos libraires. La version anglaise “Alive In Social Media” est disponible sur Amazon.
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