Intimité forcée : fin de partie dans les réseaux sociaux ?
Les injonctions à partager des histoires personnelles de manière authentique engendrent une véritable fatigue et rejet du personal branding à tout prix sur les réseaux sociaux.
Mardi soir sur la Terre. Nouvelle lettre écrite depuis Amsterdam, à quelques heures de l’élection présidentielle américaine. Vous pouvez lire ce post en anglais.
Il y a une crise dans les réseaux sociaux : poster quotidiennement pour maintenir une présence en ligne commence à fatiguer les utilisateurs. L’injonction à publier toujours plus est contradictoire avec un temps passé en ligne qui a lui atteint un plateau.
Plusieurs tendances sont en train de naître sur les réseaux sociaux qui tendent à prouver que l’intimité forcée d’être dévoilée en ligne pourrait bien elle aussi avoir atteint une limite.
Les semaines sans post des influenceurs : out of office
Nombreuses sont les créatrices de contenu à travers le monde qui ont décidé de prendre du temps pour elles pour raisons personnelles. Cette reprise en main de la “vraie” intimité n’est pas contraire au souhait d’authenticité des communautés qui les plébiscitent. Ce nouveau cadre représente une sorte de contrat clair entre la personnalité et ses followers. Le capital sympathie d’un tel arrêt de publication connaît un écho fort auprès des autres utilisateurs. Une façon de se réhumaniser et de prendre le pouvoir contre la plateforme. Un sentiment qui parle à des audiences larges car nous sommes en fait tous concernés.
Ces semaines sans post qui commencent à être de plus en plus fréquentes permettent également de faire comprendre la différence entre transparence panoptique et authenticité. Une frontière entre les deux que les plateformes ont sans doute fait disparaître. Prendre du recul vis-à-vis des réseaux sociaux s’inscrit désormais comme une forme d’autonomie retrouvée. Choisir de s'absenter temporairement des plateformes ou de ne plus participer à la surenchère de la publication, c'est résister à l’algorithme et reprendre le contrôle de son image et de son temps. C’est aussi un message adressé aux plateformes : nos identités ne se limitent pas à ce que nous publions.
La limite du personal branding et le retour du plaisir
Les différents outils de création ont paradoxalement conduit à une forme de standardisation massive de certaines esthétiques, mais également de codes ou de mises en scène de soi. Quand tout ressemble à tout, une forme de perte d’attention et de morosité apparait. Surtout quand les formats publicitaires sont poussés toutes les 2 ou 3 secondes alors qu’on fait défiler les flux sur son application préférée.
De la même façon, forcer tout le monde à s’auto-marketer autour de recettes de personal branding - dont le pic d’intérêt a été atteint en 2023 - quasi toutes similaires a plutôt tendance à faire partir les gens. Une forme d’écoeurement devant tant de contenus similaires apparaît.
Au contraire, de nombreux artistes ou personnalités du web explorent de nouvelles expressions, pas forcément faites pour flatter les algorithmes mais pour tout simplement se faire plaisir et s’explorer.
Plutôt que de bombarder les communautés de notifications pas franchement utiles, les créateurs semblent se concentrer sur des communications plus qualitatives. Plusieurs études confirment que les contenus “clickbaits” sont d’ailleurs responsables de la moitié des désactivations de notifications sur certaines applications.
L’intimité est ailleurs : vers le slow social media et les listening bars
L’intime et les histoires personnelles semblent prendre de nouvelles formes : Substack est en ce sens un bon exemple. Le format long permet un échange épistolaire plus imprégnant. La logique d’abonnement par une communauté (plutôt que la logique purement publicitaire et de contrats de collaborations avec les marques) ouvre une nouvelle temporalité.
On peut faire un parallèle avec l’explosion des listening bars à travers le monde, des endroits certes de socialisation mais également d’écoute, qui mettent dans des conditions optimales les clients afin de découvrir en profondeur (et de façon attentive) une musique. L’œuvre n’est donc pas qu’un simple contenu mais une création chérie et protégée.
La saturation de l’intimité forcée marque une étape clé dans l’évolution des réseaux sociaux. Plutôt que d’être un simple repli, ce mouvement vers une présence plus choisie et plus qualitative reflète une maturation de notre rapport au numérique. Nous pourrions aspirer à des échanges plus authentiques, à des espaces où l’on peut ralentir, et à des expériences qui nourrissent réellement notre curiosité et notre humanité.
Dans ce nouvel écosystème, la valeur ne réside plus dans la quantité de contenu produit ou dans l’exposition permanente, mais dans la capacité à capturer l’attention de manière intentionnelle, dans le respect des rythmes individuels. Peut-être assistons-nous à une transformation profonde : celle d’un monde numérique où l'intimité et le silence sont enfin respectés, et où chaque interaction devient un choix, un geste délibéré et significatif.
Le chiffre de la semaine : 91%
Au Royaume-Uni, d’après Capterra, 91% des “online shoppers” (comprendre : des gens qui font leurs courses en ligne fréquemment) déclarent voir trop de publicités dans les réseaux sociaux.
Les liens épatants
Against Content : fascinant essai sur le façon dont les arts sont devenus du contenu. (Internet Bedroom)
Travail, famille, vernis : une analyse du mouvement #tradwife par Valentine Pétry qui m’a interviewé sur le sujet. (Harper’s Bazaar France)
Hyper-Optimization: Creative Stagnation Amidst Cultural Abundance. (Office of Applied Strategy)
Bonne semaine ! Mon essai “Réseaux sociaux : une communauté de vie” est toujours disponible chez vos libraires. La version anglaise “Alive In Social Media” est désormais disponible sur Amazon.
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