Feed ou songe ? Le rêve algorithmique.
Le feed défile comme un rêve : fragments, visages flous, sons familiers. Rien ne fait sens et pourtant, tout résonne. La théorie du montage de Sergueï Eisenstein peut nous éclairer.
Mardi soir sur la Terre. Lettre écrite entre deux chapitres de mon future livre. Vous pouvez lire ce post en anglais. N’hésitez pas à la partager et à la recommander : chaque signal est un encouragement !
Scroller donne parfois l’impression de rêver tout éveillé. Une suite d’images et de sons sans logique apparente défile : une vidéo d’une chorégraphie improbable, suivie d’un extrait d’un talk show, puis un unboxing de produits de beauté sans visage. On cligne des yeux. Où sommes-nous ? Qui nous parle ? À quoi cela répond-il en nous ?
Le feed, ce montage inconscient
Il faut aller du côté de la théorie du montage de Sergueï Eisenstein, cinéaste soviétique des années 1920, un des pionniers du montage cinématographique. Pour lui, le montage n’est pas un simple collage de plans, mais une collision entre eux, un choc qui produit une signification nouvelle. Juxtaposer deux images apparemment sans rapport peut créer une idée ou une émotion forte chez le spectateur. L’exemple célèbre est celui d’un visage neutre suivi d’une assiette. Intuitivement, le cerveau comprend la sensation de faim. Le même visage suivi d’un cercueil évoquera la tristesse. Ce n’est donc pas l’image qui change, mais la combinaison qui crée du sens.
Le feed dans les réseaux sociaux juxtapose des contenus sans logique apparente, mais le cerveau fabrique du sens malgré tout. C’est du montage involontaire, algorithmique, mais qui produit de l’interprétation. Exactement comme dans un rêve. Le cerveau ne perçoit qu’une toute petite partie des informations que nous traversons ; notre interprétation du feed repose sur un mécanisme réflexif, nourri par des milliards de présupposés et de signaux inconscients.. TikTok en particulier reproduit cette forme de “montage inconscient” : sons récurrents, visages inconnus qui semblent familiers, thèmes qui réapparaissent (mort, enfance, peur, désir, amour…). La plateforme devient un révélateur d’archétypes personnels et collectifs, de suggestions de juxtapositions aussi étonnantes que lorsque nous dormons.
Déjà-vu, synchronicités et fuites du réel
Dans L’Expérience de la beauté et Dans la nuée, le philosophe Byung-Chul Han critique la société numérique contemporaine marquée par la fluidité, la vitesse, la disparition de la forme stable.
“Nous n’habitons plus la terre et le ciel, nous habitons Google Earth et le Cloud. Le monde devient de plus en plus insaisissable, nuageux et spectral, écrit-il. Rien n’est plus ni tenable, ni tangible.”
Byung-Chul Han
Le flux continu d’images et d’informations empêche la contemplation, la distanciation, le temps long. Il parle de “lissage” (smooth) : les plateformes offrent des contenus doux, plaisants, optimisés pour être scrollés sans heurts, une esthétique sans résistance, qui ne choque pas, ne heurte pas, mais finit par nous dissoudre.
Ce “rêve éveillé” des timelines naît aussi de cette esthétique du flux : on ne s’arrête jamais, les contenus glissent sur nous, comme un rêve dont on ne se souvient déjà plus.
Il est amplifié par le phénomène du “déjà-vu algorithmique” : une scène vue dans la vraie vie apparaît sur le feed quelques heures après. Ou encore : penser à quelqu’un et tomber sur un post qui évoque son prénom. Ces enchaînements d’apparence aléatoire donnent parfois l’impression que l’algorithme capte nos rêves ou nos pensées fugitives.
Ce scroll constant, entre veille et sommeil, altère notre perception du temps et du réel. Le feed devient un espace liminal, un sas entre nos émotions profondes et leur expression sociale. On y vit des micro-rêves : 12 secondes de mélancolie, 8 secondes de joie nostalgique, 3 secondes d’érotisme discret.
Les algorithmes seraient-ils des rêveurs maladroits ? Dans leurs prisons de l’attention, nos intimes (souvenirs, obsessions, pulsions…) deviennent la matière première des feeds.
Le chiffre de la semaine : 66%
D’après Luc Rouban (Cevipof), 66% des Français déclarent mettre la politique à distance de leur vie. Une bombe démocratique pour citer
dans un excellent post LinkedIn.Les liens épatants
Modern Guru and the Path to Artificial Happiness travelling exhibition (Dezeen)
Like me, my seven-year-old daughter loves fashion. Can I protect her from a world of impossible beauty standards? (The Guardian)
Bonne semaine ! Mon essai “Réseaux sociaux : une communauté de vie” est toujours disponible chez vos libraires. La version anglaise “Alive In Social Media” est disponible sur Amazon.
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Le fonctionnement de l’algorithme, la mécanique du feeds, est mystérieux et un peu magique. Cela me rappelle un article que j’ai lu à propos des lecteurs de tarot sur TikTok. Comme si le mystère de la logique algorithmique nous poussait à interpréter ces contenus comme des signes du destin, comme un rêve porteur de sens. https://reallifemag.com/magic-numbers/
Les vidéos sur le TDAH apparaissent-elles, par exemple, dans mon feed parce que j’en souffre, ou est-ce parce que l’algorithme me connaît mieux que moi-même et me les montre en conséquence ?