Comment pleure-t-on en ligne ?
Entre vulnérabilité et performance, la façon dont on pleure dans les réseaux sociaux offre un marqueur de l'ère du temps.
Mardi soir sur la Terre. Lettre écrite entre Paris et Amsterdam.Vous pouvez lire ce post en anglais. N’hésitez pas à la partager et à la recommander.
Il y a les larmes qu’on ne réserve qu’à soi et à son intimité. Et puis les larmes qui explosent en ligne, à mesure que nos vies s’interfacent dans de nouvelles expressions numériques. Il devient normal de hurler ou d’être submergé de tristesse en lignes de code.
Pas étonnant que l’intérêt pour la dacryphilie - un terme qui décrit une attirance associée aux larmes des autres - ait été multiplié par 5 en volume de recherches Google.
L’extimité, cet espace-émotion particulier
Les réseaux sociaux ont accéléré un double mouvement émotionnel.
D’abord, celui de ressentir intensément de la joie, du regret ou de la peine pour des sujets a priori éloignés de nos vies personnelles. Les vidéos de retrouvailles entre familles séparées par la guerre, ou les adoptions d’animaux abandonnés, provoquent des torrents de commentaires : « I'm crying », « 😭😭😭 too much ». Ces émotions, ces pleurs, sont vécus collectivement, en miroir. Un affect de masse déclenché par une poignée de pixels.
En sens inverse, les plateformes permettent aussi de rendre visible son intériorité, d’exposer son soi le plus fragile à des inconnus. C’est le cas de ces vidéos TikTok postées en pleine nuit, où quelqu’un pleure sans un mot, simplement cadré par l’appareil photo avant d’être réconforté par des milliers de likes et de commentaires. L’émotion brute, partagée sans contexte, devient immédiatement lisible, recevable.
Les larmes et les pleurs se sont donc digitalisés. Le chagrin peut avoir besoin d’une scène. Internet en est une, accessible à tous, à toute heure.
Entre emoji et histoire enregistrée
Les célébrations de ceux qui partent trop vite s’opèrent de façon de plus en plus sophistiquée.
Alors que la mort en Occident avait tendance à être de plus en plus cachée, privatisée selon Philippe Ariès et dans son livre Essais sur l'histoire de la mort en Occident, les réseaux sociaux réintroduisent la publicité du deuil. Ariès montrait comment les sociétés modernes ont mis en sourdine les rites funéraires, jusqu’à les rendre presque invisibles. Or aujourd’hui, le deuil se re-publicise à travers les réseaux, dans une forme de rituel contemporain.
Une étude de Nina Cesare et Jennifer Branstad (University of Washington) datée de 2016 montrait que si Facebook gardait un côté relativement privé, avec des manifestations réservées à l’entourage proche, sur Twitter, il en est autrement. Les commentaires, le système de mentions, permettent à tout un chacun de partager des hommages. Mais aussi de revenir sur les profils des personnes disparues pour exprimer leur manque à travers des messages brefs mais poignants : “Miss you”, “Thinking of you today”, “You’d be proud of me”. En somme d’ouvrir le deuil à une sphère plus étendue, dans laquelle les larmes et les pleurs numériques prennent un rôle d’artefact social, d’occasion de converser.
L’emoji 🥲 ainsi que la mention RIP (Rest In Peace) restent des marques de respect, en lien avec la nécrologie. Mais de nouvelles façons de pleurer en ligne ont émergé, à mesure que les fonctionnalités des réseaux sociaux (et de nouvelles normes sociales) se sont développées.
Pleurer comme performance sociale : l’esthétique de la vulnérabilité ?
En 2007, une vidéo de Cara Cunningham (anciennement connue sous le nom de Chris Crocker) devient virale, « Leave Britney Alone ».
Ce moment d’effondrement filmé, moqué à l’époque, est aujourd’hui vu comme un acte de précurseur : la mise en ligne des pleurs comme geste militant, vulnérable, sincère. Et surtout comme un tournant dans l’exposition de l’émotion en ligne.
Depuis, pleurer en ligne est devenu normal.
Sur TikTok, des vidéos d’effondrement émotionnel défilent quotidiennement : pleurs de joie, de solitude, de désespoir. La chambre devient scène, la voiture confessionnal, la salle de bain coulisse.
Mais cette sincérité est souvent modulée par une logique de visibilité. On parle même aujourd’hui de “sadbait” : des contenus calibrés pour susciter l’émotion et l’engagement. Le hashtag #BreakupTok, par exemple, regroupe plus de 33 000 vidéos de ruptures, souvent montées de façon professionnelle : musiques mélancoliques (SZA, Lana Del Rey, Sia), ralentis, textes incrustés, transitions visuelles. Les larmes deviennent syntaxe. Esthétique. Format.
Des plateformes pour pleurer en ligne, en communauté
Face à la mort, des plateformes comme MyDeathSpace recensent les décès de jeunes internautes et permettent aux proches de poster des messages posthumes.
D’autres projets, comme HereAfter AI, proposent d’enregistrer des récits de vie pour que les générations futures puissent continuer à converser avec un être disparu — une forme d’anticipation algorithmique du deuil.
Et il y a ces cimetières émotionnels dissimulés comme les commentaires YouTube sous certaines chansons (par exemple “The Night We Met” de Lord Huron ou “Fast Car” de Tracy Chapman), qui deviennent de véritables cimetières de mots : « Dad, I miss you every day », « You left too soon, this was your favorite song ». La musique comme vecteur de deuil collectif.
Pleurer en ligne, c’est pleurer au présent, devant une audience invisible mais potentiellement empathique. C’est pleurer en format portrait, avec une légende et parfois une musique. C’est aussi pleurer à travers un commentaire, une réaction, un emoji.
À Taipei, pleurer comme dans un film
Comme en écho aux émotions numériques, certaines villes inventent des liturgies collectives nées des réseaux sociaux autour des pleurs. Toutes les larmes partagées ne relèvent pas du drame personnel. Il existe aussi des rituels contemporains de pleurs collectifs, parfois joyeux, parfois cathartiques. À Taipei, chaque 1er janvier à minuit, des milliers de personnes se rassemblent dans le parc Daan, un grand espace vert au cœur de la ville, pour une tradition singulière : visionner ensemble Vive l’Amour de Tsai Ming-liang, un film taïwanais culte et mélancolique.
À la fin de la projection, le public est invité à pleurer à haute voix pendant plusieurs minutes.
Cet événement qui à l’origine était parti d’un événement Facebook créé pour rire par un étudiant, Harry Li, a su se matérialiser dans la vie réelle.
Cette cérémonie étonnante donne aux larmes un rôle social explicite — celui de commencer l’année en vidant ce que l’on a trop souvent contenu. Dans ce parc devenu temple émotionnel, comme sur les réseaux sociaux, les pleurs deviennent langage commun, soupape sociale, et peut-être même une forme de réinitialisation collective.
Dans un monde où la présence physique se raréfie, où la parole s’atomise, l’écrit et l’image deviennent les nouveaux lieux du sensible. Nos larmes s’adaptent aux formats. Elles deviennent émoticônes, stories, souvenirs tagués, empreintes d’une émotion que l’algorithme archive, fait remonter — ou ignore.
C’est peut-être ça, pleurer en ligne : tenter de ressentir à plusieurs, malgré l’écran. Et, parfois, être entendu.
Le hashtag de la semaine : #CryingSelfie
D’après Vogue, se prendre en selfie en train de pleurer est une tendance de fond, consacrée en 2021, notamment suite aux selfies postés par Bella Hadid.
Les liens épatants
La webradio du 13 novembre, l'autre histoire du procès (Le Code a Changé)
American Crying (Flowing Data)
TradewarTok: what Chinese factories’ claims about Hermès, Dior & Gucci mean for luxury brands (The Drum)
Bonne semaine ! Mon essai “Réseaux sociaux : une communauté de vie” est toujours disponible chez vos libraires. La version anglaise “Alive In Social Media” est disponible sur Amazon.
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Les émotions migrent en ligne ce qui est quasi normal à l’ère numérique. La tristesse et la morosité cherchent un écho en traversant les écrans.