Algofluence : comme une envie de débrancher la prise ?
Les plateformes numériques comme TikTok ou Meta jouent un jeu dangereux : devenir elles-mêmes les influenceurs et nous réduire à de simples vaches à data.
Mardi soir sur la Terre, et bienvenue aux nouveaux abonnés ! Je vous écris depuis Milan où le café y est suffisamment fort pour finir les dernières lignes…Vous pouvez lire ce post en anglais. N’hésitez pas à partager cette lettre.
C’est sans doute cette phrase clé qu’il fallait retenir lors du Meta Marketing Summit 2025 de la semaine dernière, un signal fort annonçant une ère nouvelle de la notion même d’influence :
“In the age of AI, when it comes to audiences, it’s not the targeting that dictates who sees the content, it’s how relevant the machine thinks the content may be for these audiences (…) Creative as the new targeting: it’s the creative that finds your audience rather than the other way around” - Zehra Chatoo, Head of Connection Planning, NEMEA, Meta
Autrement dit, fini le ciblage publicitaire tel qu’on l’a connu. Selon Meta, l’Intelligence Artificielle serait bientôt suffisamment puissante pour diffuser le contenu aux groupes les plus pertinents, sans qu’il soit nécessaire de choisir un canal ou un intermédiaire (comprendre : influenceurs et communautés). Un argument séduisant pour les annonceurs, qui y voient la promesse d'une diffusion optimisée, quasi automatique.
Ce changement de paradigme est toutefois fondamental, bien au-delà des logiques publicitaires :
La plateforme devient l’arbitre de qui voit quoi, quand et comment.
Le contenu trouve son public, non plus par une recherche active, mais par la logique prédictive des algorithmes et leur capacité à capter notre attention.
Les influenceurs perdent leur rôle de médiateurs, au profit d’un modèle où Instagram et TikTok deviennent les méta-influenceurs, faiseurs et briseurs de tendances.
Nous entrons dans l’ère de l’algo-fluence (ou de l’influence algorithmique), où la distribution du contenu ne dépend plus du créateur, mais de la plateforme elle-même. Comme si nous devenions en somme des…vaches à data ?
De l’intention à l’imposition : comment la découverte des contenus a muté
Au début des années 2000, les blogs et forums régnaient sur le web. Produire du contenu, c’était optimiser pour Google et le référencement. Les internautes arrivaient sur un blog par intention : en tapant une requête, en cherchant une information, en naviguant de page en page.
C’était une logique décisionnelle : la découverte était une exploration, où l’utilisateur était moteur dans son accès aux contenus.
Aujourd’hui : la découverte est considérée comme plus passive et algorithmique.
Les algorithmes ne répondent plus à une intention, ils anticipent et imposent le contenu dans les feeds, indépendamment de toute action consciente de l’utilisateur si ce n’est son historique et son comportement.
Les influenceurs ne sont plus les gardiens du temple. Ils ne fédèrent plus des communautés aussi naturellement qu’avant : leur rôle devient celui de producteurs de contenu pour nourrir TikTok ou Instagram.
La plateforme est l’influenceur ultime : c’est elle qui décide qui voit quoi, en fonction de ses propres critères.
L’algo-influenceur : l’opportunité business par excellence
Un tel virage n’est pas anodin. Les réseaux sociaux sont désormais la principale porte d’entrée vers les nouvelles marques et produits, bien devant les moteurs de recherche. Ce que Meta propose, c’est un monde où les plateformes surpondèrent certains sujets en contrôlant l’accès aux feeds. Exemple : Instagram a progressivement supprimé l’ordre chronologique au profit d’une distribution algorithmique. Et où les utilisateurs ne suivent plus des influenceurs, mais une logique de consommation de contenu dictée par la plateforme. Instagram et TikTok deviennent des méta-chaînes de télévision, où l’origine du contenu importe moins que sa performance algorithmique.
Une conséquence inattendue : vraiment découvrir du contenu devient une tâche ardue
Si tout est algorithmique, alors comment explorer par soi-même ? Google révélait encore récemment que 15 % des requêtes tapées chaque jour n’avaient jamais été formulées auparavant. Un chiffre stable depuis dix ans, qui témoigne de la richesse des questionnements humains. Et cette quête de sens est d’autant plus vrai dans les secteurs pointus, sophistiqués. Dans le luxe, près de 60 % des recherches comportent aujourd’hui 7 termes ou plus. Un signe que la manière dont nous formulons nos requêtes évolue avec la complexité de nos attentes. Mais si Google a façonné notre manière de poser des questions, TikTok et Instagram façonnent aujourd’hui notre manière de découvrir le monde. Ne risque-t-on pas de voir une uniformisation des contenus ? Que devient le choix individuel face à une machine qui décide en notre nom ? À qui appartient vraiment l’influence aujourd’hui : aux créateurs ou aux plateformes ?
L’algofluence souligne un tournant culturel majeur ; les précédentes générations avaient du apprendre à se connecter au web et à formuler des requêtes (rappelez-vous les cours au CDI du collège !), tandis que les nouvelles vont devoir comprendre comment mieux se faire assister par les IA et surtout ne pas se laisser piloter leurs vies.
Google avait déjà ouvert une forme de miniaturisation de nos envies à travers toute une logique d’intégration de contenus recommandés dès la première page des résultats de recherche. Sous couvert de faciliter le clic et l’accès à la meilleure ressource au plus vite, de nombreuses pages web, contenus de niche se voyaient relégués dans les tréfonds du web voire quasiment pas indexés. Mais il y a pourtant toujours la possibilité de s’extirper de cette miniaturisation des choix par défaut en utilisant justement toute une série d’outils plus niches, plus précis. Google Scholar étant sans doute un des meilleurs exemples, offrant un corpus très riche d’articles académiques, de thèses etc.
Sur TikTok (ou Instagram), s’extirper de cette miniaturisation par défaut est extrêmement difficile. La seule façon de pouvoir s’affranchir du feed proposé par ces plateformes est d’opérer un remise à zéro total de nos comptes, voire d’acheter des smartphones dédiés à des usages de recherche.
Ce qui était autrefois un web plus ouvert et exploratoire devient un web clos et prescriptif, où se perdre devient presque un acte de résistance.
Une fracture numérique qui est déjà en train de s’opérer entre des utilisateurs ultra experts qui seront en mesure de se défaire des rouages algorithmiques, et des audiences loin d’être en mesure de maîtriser les outils, mais qui seront sans doute toujours plus en rage contre les réseaux sociaux.
Des alternatives et des contre-pouvoirs sont déjà en train de se mettre en place. Mais ça, c’est une autre histoire.
Le chiffre de la semaine : 2.4x
Selon Meta, la Gen Z ne clique pas sur une publicité avant d’acheter un produit. Ils auraient 2,4 fois plus de chances d’acheter sans clic après avoir vu une publicité. D’où l’importance de '“l’algo-fluence”.
Les liens épatants
La vie après l’influence (Substack,
)How to prepare for your digital afterlife? (New York Times)
Bonne semaine ! Mon essai “Réseaux sociaux : une communauté de vie” est toujours disponible chez vos libraires. La version anglaise “Alive In Social Media” est disponible sur Amazon. Je vais ralentir un petit peu le rythme de publications pendant quelques semaines, étant en pleine rédaction de mon second livre…
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Comme c'est nourrissant. A chaque fois. Et beau aussi. Merci. "Se perdre devient presque un acte de résistance."
Prochaine NL sur les contre pouvoirs ?