Lorecore : la douce prison de la dopamine
À défaut de grands récits mondiaux structurants se développent des micro histoires dans les réseaux sociaux. Les conséquences sont pourtant alarmantes.
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Shumon Basar, auteur de “The Extreme Self & The Age of Earthquake” définit l’ère dans laquelle nous entrons comme celle du lorecore. Ce néologisme, qui a gagné en popularité dans les jeux vidéos et dans la mode. Il désigne la création de mondes narratifs visuels et écrits, des écrins numériques dans lesquels les individus vont se raconter, se “storifier”. Ce lorecore est composé de deux blocs.
“Lore”, dérivé du mot folklore, fait référence à l'ensemble des éléments esthétiques ou culturels qui façonnent notre compréhension du monde et de notre place en son sein. Tous ces indices constituent une scène de théâtre dans la construction de nos identités personnelles et collectives. Le lore englobe les mythes, les récits historiques, les références de la culture populaire et les anecdotes personnelles que les gens utilisent pour donner un sens à leurs expériences et également pour transmettre des significations
“Core”, dans "lorecore", signifie l'aspect central et essentiel de ces récits qui définissent une sous-culture ou un mouvement esthétique particulier. Le suffixe "core" est devenu populaire dans la culture numérique, souvent utilisé pour désigner diverses micro-tendances et sous-cultures (par exemple, “cottagecore," "normcore"). Il comporte une forme concentrée d'éléments culturels spécifiques auxquels les gens s'identifient et qu'ils expriment à travers divers médias, notamment sur les plateformes numériques
Comme l’explique Agus Panzoni pour Studio Halia, “alors que nous assistons à l'effondrement des récits mondiaux, accéléré par la 'permacrise' incessante, le mythe personnel devient le terrain sur lequel nous pouvons nous tenir avec confiance; c'est la réalité que nous pouvons écrire”.
De la condition humaine à une condition numérique
Nos usages dans les réseaux sociaux consistent en la création constante de contenus et l'interaction avec des récits personnels et collectifs.
L’avantage pour les utilisateurs : se rattacher à des éléments réconfortants en se concentrant sur des éléments culturels qui confirment des valeurs, des biais, des codes auxquels se rattacher. Ce n’est pas si étonnant que la nostalgie pour des ères jamais vécues soit aussi importante sur TikTok : elles donnent un cadre, une unité, dans laquelle se plonger.
Le lorecore permet à la fois de se signaler socialement et de customizer d’une certaine façon une identité. En somme, un point d’entrée vers le personnage que nous créons consciemment ou non en ligne.
Mais les risques sont grands et les exemples sont multiples sur la façon dont ce lorecore influence et définit nos identités. L’exemple de l’explosion du sujet “HPI” (hauts potentiels intellectuels) dans les conversations en ligne et dans les médias est intéressant : il s’agit de plus en plus d’un ressenti, poussé dans les réseaux sociaux à force de voir des publicités ou des vidéos suggérées à certains groupes d’utilisateurs. Ce ressenti peut être parfaitement faux dans de nombreux cas; il n’empêche qu’il permet à des individus de se positionner, de se définir dans les règles du jeu des réseaux sociaux.
La construction de mondes entiers (ou worldbuilding) peut souvent être très superficielle ou limitée dans les réseaux sociaux. Parce que ces mondes sont utilisés comme fonds d’écran, comme décors, mais reposent surtout sur la capacité des gens à les utiliser comme prétexte pour l’introspection. Une vérité dans leur feed à disposition devant leurs yeux, à portée de main, facile à répliquer et à partager. Et surtout qui nous permettent de nous positionner sur un axe bien souvent binaire : pour, ou contre.
Les marques sont également aspirées dans ce lorecore. Notamment dans ses influences esthétiques. Le lancement récent du merch de la Maif Social Club ressemble à s’y méprendre aux codes de la plateforme Depop. Il ne s’agit pas de copier ce qui se fait mais plutôt d’un bruit de fond culturel qui s’immisce dans les espaces numériques, à travers le storytelling interstitiel. On ne sait plus trop où nous sommes, mais nous savons vaguement à quel référentiel on se trouve.
Futur pré-packagé : anxiété et montée des extrémismes
TikTok et les plateformes numériques ont besoin de nous pour nous regrouper en temps réel dans des clusters. À mesure que nous ne suivons plus des comptes en conscience mais que nous consommons des vidéos poussées par les algorithmes, nous devenons en un sens les électeurs passifs de référendums continus. Référendums sur ce qui est cool ou non, sur le choix d’un candidat à une élection politique etc. La frontière est de plus en plus floue sur notre capacité à discerner nos intérêts profonds de ce qui nous conforte dans cette prison de dopamine. Une prison qui au bout d’un moment instille une certaine anxiété ; à force de voir une répétition de codes similaires, la récompense initiale disparait au profit d’un sentiment de solitude, de difficulté à s’extraire de ce que nous voyons sur nos feeds.
Dans un entretien de 032c avec Shumon Basar, celui-ci rappelle que “pour quiconque d’extrêmement connecté, quand internet s’arrête et ne fonctionne plus complètement, vous allez également être hors service”.
Tout le contraire de la vivance, en somme. Contre ces futurs pré-packagés, reste la force de l’imagination.
Le chiffre de la semaine : +8%
D’après TikTok, les utilisateurs constatent un changement de perception qu’ils ont d’une marque après avoir consommé un contenu développé par les créateurs sur la plateforme. Et notamment une augmentation de 8 points sur l’item “décontracté”.
Les liens épatants
Google France m’a signalé l’explosion des Silent Reviews. À lire sur CB News
L’internet chinois serait en train de disparaître. Un article en profondeur à lire du côté du New York Times
Le Web Design Museum est toujours une source d’inspirations
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"La frontière est de plus en plus floue sur notre capacité à discerner nos intérêts profonds de ce qui nous conforte dans cette prison de dopamine...". on s'enfonce dans un grand flou ouaté....