La multiplication des "ères" : entre illusions culturelles et réalités fabriquées
Demure era, brat summer...la tension entre pseudo-réalités permanentes poussées par l'intelligence artificielle et l'envie de s'échapper des mondes numériques n'a jamais été aussi folle
Cette semaine, un plongeon dans une étonnante combinaison de promptisme et de chasse à la tendance. Vous pouvez aussi lire ce post en anglais. Et toujours découvrir mon livre.
Jamais la tension entre les pseudo-réalités, constamment nourries par l’intelligence artificielle, et le besoin croissant d’évasion des mondes numériques proposées par les plateformes n’a été aussi palpable. Un chaos entre le spatial, le social, le culturel et le technologique dans lequel il commence à être dur de s’y retrouver alors qu’on parle toutes les semaines de nouvelles ères : demure era, brat era.
L'intelligence artificielle : accélérateur de tendances
Auparavant réservées aux coolhunters et aux analystes spécialisés, les tendances sont aujourd'hui intégrées dans le quotidien de millions de personnes. Les médias traditionnels scrutent et dissèquent ces phénomènes, en font des objets de clivage. Ce qui était une curiosité de niche est désormais un élément de culture de masse, porté par les réseaux sociaux et surtout TikTok depuis son lancement en 2016. L’anecdotique entre dans le moteur des stratégies de communication politique, à travers la politique du “mood”.
TikTok et d'autres plateformes ne se contentent pas d'amplifier des tendances préexistantes, elles contribuent à en créer à une cadence exponentielle, aidées par l'intelligence artificielle et le machine learning. Ces systèmes maîtrisent les sujets qui circulent sur leurs plateformes, et via des algorithmes sophistiqués, identifient rapidement ce qui capte l’attention des utilisateurs. Ils regroupent ces contenus en fonction de segments similaires de la population, amplifiant ainsi leur propagation avant de passer à de nouvelles tendances connexes une fois l’intérêt initial épuisé.
En conséquence, des sujets qui auraient dû rester réservés à des cercles très spécialisés, souvent à des utilisateurs extrêmement connectés, finissent par devenir mainstream. C’est une dynamique où des contenus qui relèvent de la niche deviennent omniprésents, portés par la mécanique des algorithmes.
Le rôle du prompt dans la création de pseudo-certitudes
Parallèlement, un autre phénomène émerge : la “glorification du prompt” pour reprendre la formulation de
. Dans un monde où l’intelligence artificielle s’impose comme outil de création, la maîtrise de l’art du prompt devient un pouvoir en soi. Formuler la bonne directive semble suffire à obtenir des réponses, créant une illusion de certitude.Marie Dollé explique bien cette idée en déclarant : “On en est venu à glorifier l’art du prompt, comme si la clé du savoir reposait simplement sur la formulation parfaite, la directive adéquate. Est-ce cela, vraiment, l’essence de la maîtrise ? Bien sûr que non.”
Cet engrenage promptisme-nouveauté crée une situation déroutante : des notions auparavant floues ou incertaines se cristallisent autour de réponses catégoriques, souvent fournies par des intelligences artificielles comme ChatGPT. Ainsi, des univers de tendances, plus ou moins véridiques, influencent profondément la manière dont les sujets sont présentés et médiatisés, car ils deviennent à la fois des sources crédibles pour ChatGPT et la raison même de demander à ChatGPT…de nous expliquer ce qu’ils signifient ! En poussant même le raisonnement, on peut même considérer que les morceaux de vie que nous utilisons pour monter nos vidéos TikTok sont une forme de prompt, retravaillés derrière en grande partie par la plateforme. Création ou pseudo-création ? Dans tous les cas un artifice qui donne naissance à des ères volatiles.
Des “ères” plutôt que des cultures
Mais cette combinaison promptisme x fabrication de nouveautés du côté de TikTok a des incidences plus fortes qu’une simple capacité à exploiter des sujets d’intérêt. TikTok crée des outils culturels qui deviennent rapidement des objets sociaux en soi : musiques, transitions, outils de montage vidéo, filtres, ou encore enregistrements audio. Ces outils n’ont pas seulement pour objectif de faciliter la création de contenu, mais de créer des mèmes culturels qui s’auto-alimentent et deviennent des repères visuels et sonores pour des millions d'utilisateurs. Ces mèmes sont tout sauf anecdotiques dans leurs capacités à infiltrer le quotidien des gens et à progressivement générer du changement car ils sont porteurs de sens, de symboles. Pas étonnant qu’on parle d’“ères” s’agissant de ces nouveaux construits : brat summer, demure era, autant d’époques-sujets qui laissent une trace numérique folle et éphémère sans qu’on ait tout à fait le temps de savoir s’il s’agit de vacuité marketing ou de tendances de fond.
Ces mécaniques ne servent pas toutes les sous-cultures, loin de là. Et avec cette confusion des genres entre ères, tendances et sous-cultures, on peut souligner que TikTok donne un terrain d’expression finalement très cadré, qui capte certes une immense attention mais ne donne qu’une capture d’écran partielle de l’état des “vraies” communautés.
S’échapper du promptisme pour reconnecter avec son temps
Le paradoxe des tendances au sens TikTok-ien, amplifiées par l'intelligence artificielle et le besoin constant de nouveautés, est qu'elles créent des réalités hyper-connectées qui se nourrissent d'elles-mêmes, tout en suscitant une envie croissante d'évasion de ces mêmes mondes numériques. Le promptisme est clairement un choix politique.
La mode est un bon indicateur de l’état d’esprit d’une époque. Faut-il renoncer à la course effrénées aux défilés ? C’est le pari d'Alessandro Michele, nouveau directeur artistique de la maison Valentino, qui déclare que “le savoir-faire qu'exige la Haute Couture sera désormais encore plus vénéré en lui offrant le luxe du temps". Des paroles aux actes avec uniquement une seule collection couture présentée par la Maison en 2025.
Faut-il être mélancolique d’un futur insaisissable comme le signale
et déjà penser à la prochaine génération ? C’est le cas de J.Crew qui comme d’autres marques se focalisent sur la transmission d’un produit évidemment immortel vers la génération d’après.Peut-être simplement se dire que dans cette histoire, il serait temps de se donner de l’air pour reconnecter avec son temps.
Le chiffre de la semaine : 38 minutes
D’après une étude commissionnée par LG Electronics et réalisée par Talker Research auprès de 2000 jeunes américains (de la “génération Z”), les utilisateurs qui éprouvent des émotions négatives déclarent qu'il ne leur faut que 38 minutes sur les réseaux sociaux avant de commencer à se sentir mal.
Les liens épatants
La saga autour du phénomène “Reddit’s Celebrity Number 6” prouve la difficulté de tracer l’authenticité d’un contenu, notamment avec l’IA. (Wired)
Comment Twitter (désormais X) est devenu le carrefour des violents en ligne ? (The Guardian)
Bonne semaine ! Mon essai “Réseaux sociaux : une communauté de vie” est toujours disponible chez vos libraires. La version anglaise “Alive In Social Media” est désormais disponible sur Amazon.
N’hésitez pas à partager cette newsletter, à liker, à commenter, ou à continuer à m’envoyer des emails : ces notifications sont une joie ;) .