Jeu de dupes
Être copié pourrait être le meilleur indicateur de succès dans les réseaux sociaux. Mais à quel prix ?
Déjà un peu plus d’un an à écrire cette newsletter hebdo autour de mon essai “Réseaux sociaux : une communauté de vie” ! Merci à vous de me lire et n’hésitez pas à la partager ! (et si vous préférez la lire en anglais, c’est par ici).
Le mot “dupe” - contraction du terme “duplicate” ou copie en français - est une des tendances lourdes à la fois au niveau de la consommation et des réseaux sociaux.
Le principe : des alternatives bon marché aux produits de luxe, mais qui ne reproduisent pas exactement les logos ou les détails protégés par les marques, ce qui signifie qu’elles restent dans le cadre légal et ne peuvent être considérées comme des contrefaçons (en théorie…). Sur TikTok, plus de 208,000 vidéos sont taguées #dupe, et présentent des objets à la fois dans les univers de la mode, du parfum, de la joaillerie.
Une forme de reconnaissance incitée par la culture du sytème D
La plupart des grands créateurs contemporains voient dans la culture du #dupe une forme de reconnaissance de leur travail - et de leur vision. L’argument : si une marque est suffisamment forte pour être discutée, partagée, voire carrément devenir iconique, alors elle doit assumer d’être une influence. Cette influence peut donc devenir la base pour de nombreuses copies, de nombreux remix à plus ou moins grande échelle, notamment à travers les réseaux sociaux.
Virgil Abloh, le créateur américain parti (bien trop vite) en 2021, directeur artistique pour homme chez Louis Vuitton et fondateur de la marque Off-White avait eu cette pensée très explicite :
“Off-White, a T-shirt is like $200, a hoodie is like $300. At the upper level, like, don't let Zara or Uniqlo educate you on the price of a garment because that's not fashion. That's like McDonald's, so your health is tied to that. It's like, here's a 99-cent nugget”
Virgil Abloh
En clair : il faut devenir le price maker, c’est à dire atteindre une position telle qu’elle lui permette de fixer ses prix sur le marché. Et pour atteindre ce statut, les réseaux sociaux incitent les créateurs (et les marques) à être information maker. En d’autres termes, parvenir à devenir une source d’information, un émetteur d’actualité en somme, et imposer ce qui va être plus important qu’un autre sujet. Kanye West (ou plutôt Ye) est devenu un expert en la matière. Le personnage a compris que la mise en perspective de ses propos ou frasques par un quelconque establishment n’importait guère, à partir du moment où il produit et propose lui-même son contexte à ses myriades d’abonnés, qui n’ont pas nécessairement l’envie de s’extraire de l’expérience algorithmique proposée par TikTok. Un version modernisée de la citation de Blaise Pascal “Plaisante justice qu'une rivière borne. Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà.”
On pourrait résumer l’évolution du succès et de la force dans les réseaux sociaux en trois temps.
L’ère des suiveurs, des abonnés. “If you have a dream that no one follows, then it’s an empty dream” : c’est une citation de l’artiste Hiromi Marissa Ozaki, plus connue sous le nom Sputniko! Au début des réseaux sociaux, la popularité induit un forme de garantie de succès auprès d’une masse grandissante de suiveurs, abonnés, fans. C’est parce que vous avez atteint une masse critique que vous pourrez acquérir encore plus de masses critiques, par le pouvoir de suggestion des plateformes.
L’ère de la mention. Au-delà du nombre de gens qui suivent un business ou un talent sur les réseaux, c’est sa capacité à être évoqué qui prime. Pas étonnant dès-lors que des marques quittent du jour au lendemain un réseau social (comme Bottega Veneta ou LUSH). En produisant de l’absence, elles créent paradoxalement de l’attention, de la présence à l’esprit, et font faire le job par leurs clients et autres influenceurs surconnectés. En disparaissant, elles font exploser le score de mentions dans les réseaux sociaux.
L’ère du mouvement. C’est sans doute l’époque dans laquelle nous sommes entrés. Nous souhaitons faire partie à notre échelle d’une tendance, d’un symbole, d’une hype autour d’un objet ou d’une idée. Le “dupe” permet à moindre frais de prendre part à la vague, sans se ruiner, et ce tout en célébrant l’original.
Un jeu de poker-menteur.
La logique du dupe semble pourtant contre-intuitive pour les organisations alors que les grandes entreprises se battent pour des brevets et la propriété intellectuelle derrière leurs créations. Hermès a par exemple gagné un procès contre l’artiste Mason Rothschild - de son vrai nom Sonny Estival - qui avait développé des NFTs “MetaBirkin” en référence au sac iconique Birkin. S’agissant des modèles d’intelligence artificielle de génération d’images, les avocats se battent à coups de millions de dollars pour savoir ce qui peut être protégé ou non, ce qui interroge sur la pérennité de ces logiques. Par ailleurs, ce jeu de dupes favorise - surtout - les talents ou marques qui ont déjà un immense rayonnement. Le nombre de cas où un artiste se fait piquer une technique ou une façon de produire une image a explosé : la fast fashion est championne du monde de la discipline. Ce qui signifie que pour que le dupe serve véritablement une personne, il faudrait que celle-ci ait déjà construit une très forte réputation en ligne pour non seulement émettre sa création, être repérée, et en plus être défendue par sa communauté. On est loin du collaboratif mais proche d’une guerre de clans.
Dans tous les cas, les dupes prouvent l’énergie nécessaire pour durer en ligne. Il faut désormais être vu, discuté, et produire de l’adhésion, du mouvement. Une vivance toujours plus exigeante, qui devient un capital pas tout à fait comme les autres.
Le chiffre de la semaine : 56%
D’après le dernier Vice : Guide to culture, 56% des Gen Z déclarent “mon avatar est moi”. En d’autres termes, ils assumeraient totalement la création de personnages, d’une fiction autour de leurs personnes, encouragées par les réseaux sociaux et les jeux vidéos.
Les liens épatants
Le fameux Vice Guide to Culture est à lire ici
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