Intimocratie et culture du dump
L'habitude du "dump" est une excellente nouvelle pour les réseaux sociaux. Le retour du gratuit et du n'importe quoi, pour un intime qui aille au-delà des convenances.
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Karen X Cheng, directrice de création très influente, avait livré un talk extraordinaire lors d’Adobe Max 2023. Au coeur de sa réflexion : une tension voire une contradiction entre l’artiste et l’algorithme de plus en plus intenable.
“Social media is a hell of a drug and like a drug addict I spent the rest of my life chasing that high. It was always the same cycle, I will post a video, get high, crash. Then I would need another hit. So post another video, high in a crash”.
Karen X Cheng
Son analyse suit ce que nous expérimentons tous les jours : les algorithmes récompensent à outrance les extrêmes, et nous sommes incités par les algorithmes à jouer le jeu de ces extrêmes.
Comme le résume Karen X Cheng : “one for me, one for the algorithm”, une logique mise en oeuvre par de nombreux utilisateurs notamment sur Instagram ou TikTok. Par exemple intégrer une story plus sexy au-milieu d’une prise de parole afin de booster l’engagement et d’éviter de se faire pénaliser par la plateforme. Ces dernières nous influencent et nous forcent à altérer notre spontanéité et même nos lignes éditoriales pour les satisfaire. Ce qui peut conduire à un nivellement par le bas de nos narrations tant personnelles que collectives.
Photo Dump : contre l’esthétique Instagram, une nouvelle esthétique…Instagram
Un post de
intitulé “I regret what’s in my camera roll” fait écho à cette homogénéisation des contenus sur Instagram, qui conduit à une forme de mélancolie.“I was constantly absorbing how people sold things and in turn I was thinking about how to sell myself. Eventually, anything and everything could feel like a commodity”.
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Au lieu de se faire plaisir en prenant en photo le n’importe quoi de la vie, nous passerions plus de temps à chercher l’image ou la vidéo parfaite (comprendre : celle qui va être dans les codes TikTok ou Instagram) en développant des esthétiques finalement très conservatrices.
La photographie est une pratique ancrée dans nos humanités modernes; la facilité d’utilisation a transformé la caméra comme un compagnon permanent de nos récits individuels. Kristen Joy Watts - une grande figure d’Instagram, en charge notamment de la mode et des arts - parlait dans sa thèse de fin d’études de pictolect, “a dynamic hybrid of pictures and text”. En jeu : le nombre de photos ayant explosé depuis l’iPhone et Instagram, un nouveau dialecte s’est créé, mélange hybride de signes, d’habitudes, de codes culturels. Les pixels des images sont lourds de sens et casseraient en somme notre feu sacré, notre spontanéité. Comme si se faire comprendre par l’autre voulait surtout dire jouer dans les codes d’Instagram ou TikTok.
Contre cette harmonisation est apparue la tendance du “photo dump” (comprendre : une décharge de contenus loin d’être parfaite mais qui représente de manière plus brute la vie d’un utilisateur lors du mois écoulé). Une explosion des dumps a eu lieu pendant le pic de la pandémie de la COVID-19, qui s’accompagne d’ailleurs du grand retour de la photographie argentique.
Le mot “décharge” n’est pas anecdotique : il s’agit bien d’une envie de lâcher-prise, de créer son espace à soi contre les espaces trop formattés. S’il s’agit d’une tendance désormais adoptée par de nombreux utilisateurs d’Instagram, elle semble justement faire de la résistance en maintenant un côté brouillon, surprenant, qui nous incite à aller jusqu’à la fin de ces petits albums pour comprendre ce que ressent la personne à laquelle nous sommes abonnés.
Intimocratie, étonnements, “nous”
Dans un très beau post de l’artiste et documentariste Mai Hua, j’ai découvert la notion d’intimocratie. Notre monde numérique serait tellement inspiré par les univers commerciaux portés par les marques, les plateformes, que nos goûts les plus intimes pourraient conduire à une forme d’exclusion contre tous les sujets “qui ne nous parlent pas”. Le dump pourrait ainsi être une jolie petite parade : oser montrer une versatilité d’images sans nécessairement de lien entre elles; pousser à la conversation au-delà d’une identité réduite à un ou deux critères comme son orientation sexuelle ou sa couleur politique; prendre le temps d’accepter nos propres étonnements, inquiétudes et incohérences afin de créer une intimocratie qui regroupe.
Les mots de Karen X Cheng dans son dernier billet “The Internet Is Broken” sont rassurants :
“People are smart. People are starting to feel the effects of our digital cigarettes. And we’re ready to make some changes.
We’ve reached our tipping point, and now is the time to tip back.”
Karen X Cheng
Nous sommes le bazar de nos idées, et le bazar toujours s’évade.
Le chiffre de la semaine : 64%
D’après une étude de Norton, 64% des utilisateurs de plateformes de rencontres seraient intéressés à utiliser des solutions à base d’intelligence artificielle pour les coacher.
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